Une extraordinaire exposition du Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds est consacrée jusqu’au 18 avril à la tapissière des Montagnes, Jeanne-Odette. À plus de 90 ans, l’artiste présente notamment une œuvre emblématique de ses sentiers de la création, Noto, inspirée par une fenêtre d’un palais baroque de la ville de Noto en Sicile. Avec sa modestie et sa sensibilité, cette femme-artiste nous ouvre, dans son travail orthogonal apparemment matérialiste, à la logique incandescente de ses désirs et de ses pulsions mémorielles.
L’exposition est supportée par un magnifique petit film de Dominique Othenin-Girard produit par le musée. Jeanne-Odette y est la partenaire du conservateur David Lemaire.
On la voit et l’entend parler de Noto : Sur Noto, je n’ai aucun repentir. Tout au sud de la Sicile on a vraiment fait un merveilleux voyage. Ces souvenir d’une ville ou dans un endroit sont toujours très forts. J’ai gardé cela en moi : tout à coup je me suis trouvée devant cette fenêtre avec ce store baissé mais en même temps tout arrondi.
Ça m’a flashé et ça m’est resté dans l’œil. Ça marche dans l’œil et parfois le chemin est beaucoup plus laborieux. J’aime avoir réussi à rendre cette idée de superposition entre le métal et la toile derrière. Ce n’est pas tout plat et ce n’est pas non plus terriblement en relief. C’est être en surface, sur un relief très léger, ou cinétique au fond.
L’artiste déroule la tapisserie dans son atelier du Cerneux-Péquignot et nous montre une image de la fenêtre aperçue dans la splendide ville baroque inscrite au patrimoine Unesco. Son corso est bordé de palais somptueux, ses pâtisseries regorgent de délices multiples aux amandes. Tel est mon souvenir des années 90.
Noto est en effet admirable par son « relief léger » et son « cinétisme ». Les carrés bleus sont tissés « sous » les barreaux de la grille avec des variations entre le bleu ciel et le bleu roi. L’impression première n’est pas spectaculaire par rapport à d’autres tapisseries accrochées dans la grande salle du musée. Pourtant l’émotion profonde que j’ai ressentie a des similitudes avec des expériences esthétiques vécues dès 2013 avec Pierrette Bloch et Anni Albers, des artistes-femmes…
Jeanne-Odette l’avoue humblement : elle n’a jamais imaginé que son travail ressort des plus passionnantes épopées de l’art moderne mises en évidence par de grands philosophes ou esthéticiens.
Ainsi, au XIXe siècle, Gottfrid Semper, un théoricien allemand de l’architecture, considère le tissage comme le point de départ de tout art. Il est le premier à étudier l’art primitif en tant que tel, notamment en se penchant sur le cas d’un village maori et d’une hutte cérémonielle
« Rapprocher la grille peinte et dessinée du textile (structure, matière et motifs) permet de comprendre que la grille, outil de prédilection de l’abstraction dès le début du XXe siècle à aujourd’hui, est l’image d’une forme originelle, celle produite dès le néolithique par le tissage, Pour Semper les processus artistiques élémentaires reposent sur des opérations sommaires qui consistent à fabriquer une œuvre ou un objet grâce aux procédés de tressage, d’assemblage, d’entrelacement. Il s’agit donc de lier et de relier, d’ordonner et de délimiter des formes et des figures, en tressant peu à peu une étoffe continue. Le nœud pourrait, en ce sens, apparaître comme le plus ancien symbole technique et l’expression des premières idées cosmogoniques surgies chez les peuples » (Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne).
David Lemaire l’évoque dans le film, la grande théoricienne de la grille dans l’art moderne est Rosalind Krauss dont un des essais, Grille (1979), est ici téléchargeable. La grille est apparemment purement matérialiste, détachée du réel, affirmant l’autonomie de l’art. « Bidimensionnelle, géométrique, ordonnée, elle est antinaturelle, antimimétique et va à l’encontre du réel (…) Elle est une manière d’étouffer la prétention qu’ont les objets naturels d’avoir un ordre propre (…) La grille proclame que l’espace de l’art est autonome. »
La thèse de Krauss est que les grands artistes comme Mondrian ou Malevitch n’ont pas traité la grille en matérialistes. « Ils parlent de l’être, de l’âme ou de l’esprit. De leur point de vue, la grille est un escalier qui mène à l’universel, et ils ne s’intéressent pas à ce qui se passe ici-bas, dans le concret. » Dans un XXe siècle où s’est creusé le fossé entre le sacré et le profane, certains artistes comme eux, ou aussi Agnes Martin, optent pour les deux. « Le pouvoir mythique de la grille est dû au fait qu’elle nous permet de penser que nous traitons de matérialisme (ou parfois de science ou de logique), alors qu’elle nous ouvre en même temps un chemin vers la croyance (ou l’illusion ou la fiction).»
Noto de Jeanne Odette est apparemment détaché du réel, de la pure visibilité. Et pourtant, à travers le lien au textile, se révèle l’impure tactilité de la tapissière (celle qui tricote, comme le dit David Lemaire). Ses mains, son corps, dans des gestes ancestraux et maternels, tissent le corps de l’œuvre. Ce dialogue avec le textile a inscrit dans la grille ce que Jeanne-Odette avait « gardé en elle », les « souvenirs très forts » du séjour à Noto, la lumière de l’été sur le corso, le contraste entre la pierre, le fer et le tissu, entre la façade, la grille et le store. Et que sais-je d’autre…
Image mémorielle, Noto fait ainsi apparaître, évoque – ou même incarne – les désirs, peut-être aussi les interdits, de l’inconscient de Jeanne-Odette. Qu’y a-t-il, qu’y avait-il derrière le store ?