Rouge ou mort est le plus beau roman que j’aie lu cette année. Parce qu’il est le plus impressionnant livre jamais écrit sur le football, parce qu’il fait le portrait d’une Angleterre aujourd’hui perdue, détruite par le thatchérisme et parce qu’il est écrit dans une forme radicalement innovante et personnelle.
Ma passion du football, de la Grande-Bretagne et des nouvelles formes artistiques se trouvent donc conjuguées comme par miracle dans un livre de 800 pages qui vous met en transes.
C’est l’histoire de l’entraîneur de Liverpool, Bill Shankly, qui reprit en mains la destinée d’un petit club de deuxième division en 1960 pour le laisser en 1974 aux portes des plus grands succès européens : le Liverpool Football Club.
Dans la première partie. « C’est toujours samedi », on suit Shankly « dans son travail quotidien, entrainement après entrainement, match après match, saison après saison. Un travail besogneux, répétitif, avec ses rituels, ses sacrifices, ses épreuves, que l’auteur va traduire sous sa plume par des phrases courtes, répétées elles aussi, martelées jusqu’à inscrire dans l’esprit du lecteur l’âme de ce club qui se construit à la sueur et à l’abnégation. Comme un joueur remontant le ballon par petites touches de balle, David Peace déroule par petites phrases cette épopée héroïque, lui donnant son rythme et sa musique. » (Le blogueur Eskalion )
La seconde « C’est toujours dimanche » nous décrit de Shankly après sa démission, oublié par ses anciens dirigeants mais adulé par les supporters. L’homme, ancien mineur, est viscéralement socialiste, généreux et proche du peuple qu’il côtoie maintenant dans le Kop, la mythique tribune latérale du stade d’Anfield. Il est soucieux des jeunes, des chômeurs et suit à distance les exploits du Liverpool Football Club.
« C’était un homme pétri d’idéaux et d’humanisme. Il portait en lui une conception socialiste de la société, qu’il revendiquait. de ce socialisme forgé au cœur, nourri du fond de la mine, de la sueur et des larmes, où la solidarité et le dévouement aux autres rend plus fort et fait tenir debout contre vent et marée. »
La magie de Bill Shankly était de « magnifier le football pour l’offrir en communion au public de ce club de prolétaires. Ne faire des joueurs qu’un seul joueur, des supporters qu’un seul homme ».
Laurent Rigoulet a, dans Télérama, bien montré la folie de l’entreprise littéraire de Peace dans Rouge ou mort, un texte sans adjectifs, sans commentaires et sans analyse psychologique. Ecrit en « focalisation externe » comme on dit en narratologie. « Des noms et des chiffres. Des verbes et des actions. Des lieux et des mouvements. Toujours les mêmes. Et si différents pourtant qu’ils suscitent des émotions extraordinaires. » Le rythme répétitif rapproche l’œuvre d’une épopée comme une chanson de geste médiévale ou un mantra bouddhiste (une phrase sacrée répétée à voix haute ou même mentalement et qui émet des vibrations positives qui vont démultiplier les bienfaits de la méditation) .
Illustrons la grandeur du livre par la narration du dernier match de Liverpool sous l’ère de Bill Shankly. Ce jour de mai 9174 à Wembley, le Liverpool Football Club, dans un festival offensif, lamine Newcastle 3 à 0 lors de la finale de la Coupe d’Angleterre. Un joueur marque deux buts : Kevin Keegan.
Sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite les bras, Bill agite les mains. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque passe. Et Callaghan passe à Lindsay. Lindsay centre pour Toshack. Toshack saute pour reprendre le centre. Toshack fait suivre d’une tête le ballon à Keegan. Mais Kennedy bondit. Et de la tête Kennedy envoie le ballon par-dessus la transversale. La transversale de Newcastle. Et sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite les bras de nouveau, Bill agite les mains de nouveau. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque passe. Et Heighway passe à Keegan. Keegan court avec le ballon. Keegan efface Howard. Keegan centre pour Toshack. Mais McFaul intercepte le ballon. McFaul sauve le but. Sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite les bras, Bill agite les mains. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque passe. Et Smith passe à Keegan. Keegan amortit la passe de la poitrine. Keegan passe à Toshack. Et Toshack tire. Et Toshack rate. Et sur le banc, le banc de Wembley. De nouveau Bill agite les bras, de nouveau Bill agite les mains. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque passe. Et Callaghan passe à Heighway. Heighway court. Heighway centre. Mais Howard repousse le ballon loin de la ligne de but. De la ligne de but de Newcastle. Et à la mi-temps. Sur le banc, le banc de Wembley. Son maillot de corps lui colle à la peau. Bill se lève, Bill se hisse sur ses jambes. Et Bill longe la ligne de touche. La ligne de touche de Wembley. Bill descend dans le tunnel. Le tunnel de Wembley. Bill entre dans le vestiaire. Le vestiaire de Wembley. Et le regard de Bill fait le tour du vestiaire. Du vestiaire de Liverpool. Il passe d’un joueur à l’autre. De Clemence à Smith. De Lindsay à Thompson. De Cormack à Hughes. De Keegan à Hall. De Heighway à Toshack. Et de Toshack à Callaghan. El Bill dit, Bravo, les gars. Vous avez vraiment bien joué. Vous allez gagner trois ou quatre-zéro. Je n’en doute pas une minute. Pas un seul instant Trois ou quatre-zéro. Retenez bien ce que je vous dis, les gars. Trois-zéro Retenez ça…
Et de retour sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite les bras de nouveau, Bill agite les mains de nouveau. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque passe. Et Hughes passe à Heighway. Heighway passe à Keegan. Keegan passe à Toshack. Toshack passe à Cormack. Cormack passe à Keegan. Et Keegan tire. Et Keegan rate. Et sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite les bras, Bill agite les mains. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque tacle. Et Lindsay réussit un tacle. Lindsay s’échappe avec le ballon. Lindsay passe à Keegan. Keegan simule une réception. Il laisse le ballon passer entre ses jambes. Le ballon touche Howard. Le ballon rebondit vers Lindsay. Lindsay frappe le ballon au rebond. Lindsay décoche une volée. Qui s’engouffre dans l’angle le plus éloigné des filets. Des filets de Newcastle et de la cage de Newcastle. C’est un but de grande classe, d’une classe à part. Un but refusé. Pour hors-jeu. Et donc le but ne compte pas, le but n’a aucune importance. Mais sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite les bras de nouveau, Bill agite les mains de nouveau. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque remise en jeu. Et Heighway remet en jeu pour Smith. Smith centre. Hall plonge vers le ballon. Le ballon passe au-dessus de sa tête, la ballon parvient à Keegan. Keegan fait décoller le ballon du sol, le reprend de volée et l’envoie dans les filets. Et c’est un but. Un but qui compte, un but qui a de l’importance. Un but qui paye. Mais sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite toujours les bras, Bill agite toujours les mains. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque coup franc. Et Cormack fait rouler un coup franc jusqu’à Hughes. Et Hughes tire. Et Hughes rate. De quelques centimètres. Et sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite les bras, Bill agite les mains. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque passe. Et Toshack passe à Hall. Hall passe à Callaghan. Callaghan passe à Smith. Smith passe à Hall. Hall redonne à Smith. Smith passe à Keegan. Keegan passe à Heighway. Et Heighway tire. Et Heighway rate. Et sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite les bras de nouveau, Bill agite les mains de nouveau. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque frappe. Et Clémence fait un long dégagement vers l’autre moitié du terrain. Toshack dévie le ballon vers Heighway. Et Heighway tire. Et Heighway marque. Et sur le banc, le banc de Wembley. Sa chemise colle à son maillot de corps. Son maillot de corps lui colle à la peau. Bill se lève, Bill se hisse sur ses jambes. Et Bill se tourne vers les supporters du Liverpool Football Club. Et Bill lève le bras. La main et l’index. Pour les saluer. Puis Bill se rassied. Sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite les bras, Bill agite les mains. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque tête. Et d’une tête Thompson fait suivre le ballon à Callaghan. Callaghan détourne le ballon en direction de Keegan. Keegan centre pour Toshack. Et Toshack tire. Et Toshack rate. Mais sur le banc, le banc de Wembley. Bill agite toujours les bras, Bill agite toujours les mains. Pour chaque ballon, pour chaque descente. Et chaque passe. Et Keegan fait une longue passe en diagonale pour Smith. Smith fait suivre à Hall. Hall redonne à Smith. Smith passe à Heighway. Heighway redonne à Smith. Smith centre. Et Keegan reprend le centre. Keegan frappe le ballon. Et l’envoie dans les filets, dans les buts. Les filets de Newcastle et les buts de Newcastle. Newcastle United démuni à présent, Newcastle United sans aucune ressource. À nu et perdu. En plein cauchemar, en plein jour. Et sur le banc, le banc de Wembley. Sa veste colle à sa chemise, sa chemise colle à son maillot de corps. Son maillot de corps lui colle à la peau. Bill regarde sa montre. Et maintenant Bill agite les bras une dernière fois. Bill les tend devant lui et les croise comme les lames d’une paire de ciseaux. Et Bill dit, C’est fait. C’est terminé…
Et l’arbitre porte le sifflet à sa bouche. L’arbitre lève les mains au-dessus de sa tête. Et l’arbitre siffle la fin du match. Et le Liverpool Football Club bat Newcastle United 3-0. Le Liverpool Football Club vient de gagner la Coupe d’Angleterre. De nouveau.
Et sur le banc, le banc de Wembley. Sa veste colle à sa chemise, sa chemise colle à son maillot de corps. Son maillot de corps lui colle à la peau. Bill se lève de nouveau, Bill se hisse sur ses jambes de nouveau. Et Bill se tourne vers les supporters du Liverpool Football Club de nouveau. Bill lève le bras de nouveau. La main de nouveau —
Son index de nouveau. Pour saluer de nouveau —
Et pour dire merci. De nouveau —
Bill s’avance sur la pelouse. La pelouse de Wembley. Et deux jeunes supporters du Liverpool Football Club entrent sur le terrain en courant. Le terrain de Wembley. Et les deux jeunes supporters tombent à genoux dans l’herbe. L’herbe de Wembley. À genoux, aux pieds de Bill Shankly, ils baisent les pieds de Bill Shankly. Et Bill rit. Bill dit, Faites-les bien reluire, mes chaussures, les gars.
Et Bill regarde Emlyn Hughes emmener les joueurs du Liverpool Football Club en haut des marches. Des trente-neuf marches. Bill regarde Emlyn Hughes recevoir la Coupe d’Angleterre des mains de la Princesse Anne. Bill regarde Emlyn Hughes brandir la Coupe à bout de bras. Et Bill entend les supporters du Liverpool Football Club rugir, Li-ver-pool Li-ver-pool —
Et regardons des extraits de ce match comme effet de miroir du texte :
Parmi les plus émouvantes pages du roman, je mentionnerai la première et la dernière scène avec l’illustre joueur Kevin Keegan. Dans « C’est toujours samedi », Shanks engage en 1971 un jeune gamin de 18 ans provenant d’un club local proche de Liverpool :
Dans le bureau temporaire. À cause des améliorations d’Anfield, à cause des embellissements d’Anfield. Bill décroche le téléphone. De nouveau. Et Bill annonce, Bill Shankly à l’appareil. Que puis-je pour vous ?
Bonjour, Bill. C’est moi, Bob. Je suis à Scunthorpe, avec Reuben. On regarde jouer ce jeune, le petit Keegan. Et il faudrait l’engager tout de suite. Immédiatement, Bill. Maintenant. Ce soir. À cette minute même…
Et Bill dit, Merci, Bob. C’est tout ce que j’avais envie d’entendre. Tout ce que j’avais besoin de savoir, Bob. Merci beaucoup.
Bill repose le téléphone. Bill le reprend aussitôt. Et Bill compose un numéro. Bill écoute la sonnerie retentir à l’autre bout de la ligne. Bill écoute la voix à l’autre bout de la ligne. Et Bill dit, Bonsoir, monsieur Roberts. Et je vous prie de mexcuser de vous appeler chez vous à une heure pareille. Mais je tiens à acheter Keegan, ce jeune joueur de Scunthorpe United. Je veux que nous l’engagions tout de suite. Ce soir. Ce soir même. À cette minute précise…
Dans le bureau temporaire, dès le lendemain. Bill raccroche le téléphone de sa table de travail. De nouveau. Et Bill se lève. Le téléphone se remet à sonner. Bill contourne les sacs et les sacs de courrier. Le téléphone sonne. La montagne de sacs et de sacs de courrier. Le téléphone sonne. Bill sort du bureau temporaire. Le téléphone sonne toujours. Bill longe le couloir. Les téléphones sonnent, tous les téléphones sonnent. Bill ouvre la porte. Les téléphones sonnent toujours. Et Bill voit le jeune Keegan. Le jeune Keegan est assis sur une poubelle, à l’extérieur du stade. Au milieu des travaux, au milieu des échafaudages. Bill serre la main du jeune Keegan. Et Bill lui dit, Bienvenue à Anfield, mon gars. Bon, pour ta visite médicale…
Kevin Keegan descend de la poubelle. Kevin Keegan traverse le parking sur les talons de Bill. Au milieu des travaux, au milieu des échafaudages. Kevin Keegan monte dans la voiture de Bill. Et Bill emmène le jeune Keegan au cabinet de consultation du médecin du Liverpool Football Club. Bill ne regarde pas la route, Bill regarde le jeune Keegan. Bill lui dit, Tu vas te plaire, ici, mon gars. Tu vas te plaire. C’est le meilleur club du pays, les meilleurs supporters d’Angleterre, mon gars. Les joueurs que nous avons, les supporters que nous avons… Les meilleurs du monde, mon gars…
Chez le médecin, dans son cabinet de consultation. Bill assiste à l’examen médical du jeune Keegan. Bill regarde le médecin déclarer apte le jeune Keegan. Puis Bill annonce, Bon, on retourne à Anfield. On retourne à mon bureau, mon gars. Pour que tu puisses signer ton contrat. Pour que tu puisses intégrer le Liverpool Football Club.
Dans le bureau temporaire. Bill regarde le jeune Keegan assis en face de lui de l’autre côté de sa table. Et Bill dit, Nous pouvons te proposer 45 livres par semaine, mon gars.
Kevin Keegan regarde le contrat posé sur la table. Kevin Keegan regarde le stylo posé sur le contrat. Et Kevin Keegan détourne les yeux. Kevin Keegan change de position sur sa chaise.
Il y a quelque chose qui ne te plaît pas, mon gars ? Un détail qui te préoccupe ?
Eh bien, pour être franc avec vous, répond Kevin Keegan, actuellement je touche 35 livres par semaine à Scunthorpe, monsieur Shankly. Alors, je m’attendais à un petit peu plus. Mais j’espère que vous ne me trouvez pas impertinent ni cupide, monsieur Shankly. J’espère que vous ne me trouvez pas ingrat. Mais mon père me dit toujours que je dois essayer d’améliorer ma condition, monsieur Shankly. Si je peux, à chaque fois que je le peux.
Et que fait-il, ton père, mon gars ? Quel est son métier ?
Il était mineur, répond Kevin Keegan. Mais il ne peut plus travailler, maintenant. À cause de sa bronchite. À cause du poussier.
Bill regarde le jeune Keegan. Et Bill hoche la tête. Et Bill dit, Eh bien, tu as raison de l’écouter, mon gars. Parce que cet homme-là, il sait ce que c’est que travailler durement. Et c’est pourquoi je te propose 50 livres.
Kevin Keegan sourit. Kevin Keegan prend le stylo —
Merci, monsieur Shankly. Merci, merci beaucoup.
Bill se penche par-dessus sa table de travail. Bill pose la main sur le contrat. Et Bill dit, Mais rappelle-toi ceci, mon gars. Si tu fais ce qu’il faut pour le Liverpool Football Club, si tu fais ce qu’il faut pour les supporters du Liverpool Football Club. Alors, tu n’auras plus jamais besoin de me demander une augmentation.
Kevin Keegan hoche la tête. Kevin Keegan signe le contrat. Kevin Keegan et Bill se serrent la main. Et Bill donne à Kevin Keegan une liste de logeuses et d’appartements. Bill dit à Kevin Keegan de se présenter à l’entraînement le lendemain matin. Et Bill annonce à Kevin Keegan qu’il se rendra à Wembley avec le Liverpool Football Club. Pour assister à la finale de la Coupe. Et Bill donne à Kevin Keegan deux billets pour la finale de la Coupe. Pour sa famille. Pour son père. Et Bill ajoute, Mais ne les perds pas, mon gars. Ces billets, ça vaut de l’or. Et ne va pas les revendre non plus !
Après six ans de gloire passés à Liverpool. Keegan ira jouer à Hambourg. Dans « C »est toujours dimanche », il est élu par deux fois meilleur footballeur de l’année :
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