La nouvelle salle de musique de Hambourg, l’Elbphilharmonie, est une oeuvre marquante de l’histoire de l’architecture moderne. Les architectes suisses Herzog/de Meuron ont réussi à faire de ce monstre architectural et financier un bâtiment intime. Dans ce sens c’est une oeuvre oxymorique.
Avec son socle en brique rappelant les thés, cacaos, cafés et tabacs importés à Hambourg, cette voile-proue-vague-iceberg-cristal aurait dû coûter 100 millions de francs. Ce fut 1 millard, une somme monstrueuse qui mena presque à la faillite la ville alors dirigée par le chancelier allemand Olaf Scholz.
Le port de Hambourg n’est pas maritime mais fluvial. Il se situe sur l’Elbe, grandement aménagé depuis le Moyen Age pour accueillir des navires. Actuellement Hafen City, en violet, est un nouveau quartier construit sur des friches de l’ancien port, aujourd’hui en activité plus au sud. En rouge, l’Elbphilharmonie a été érigée au-dessus d’un ancien entrepôt ayant succédé au bâtiment des douanes à l’entrée du port du XXe siècle.




Quand on vient à pied du nouveau quartier branché Hafen City (métro, zones commerciales, cafés, hôtels et immeubles d’habitation) on est saisi par le gigantisme du monstre vitré. Chacun de ces vitrages épais, parfois bombé pour donner l’illusion d’une vague, a coûté 80’000 francs.


La structure supérieure abrite la grande salle de plus de 2000 places, un autre petite salle, un hôtel de luxe, un restaurant. Un spectaculaire escalier roulant incurvé mène de la rue au 10e étage, en fait l’entrée de la salle de musique. Dans la partie basse en briques il y a notamment un grand parking.


L’enjeu humain d’un tel monstre est de rester dans une proximité chaleureuse avec les visiteurs ou habitants de la ville. Il y parvient de différentes manières qui ne m’ont pas seulement impressionné mais séduit lors de ma venue dans ce lieu le 22 octobre 2022 : le concert en hommage aux 70 ans de Wolfgang Rihm, le pape de la musique contemporaine en Allemagne, ne fut pas très couru. Les 15 euros que m’a coûtés ma place étaient un cadeau pour expérimenter l’intérieur de l' »Elfi ». Avec les musées, les stades et les aéroports, les salles de concert sont les amphithéâtres, les cathédrales et les palais des temps anciens.
L’accès aux cinq différents niveaux de la salle se fait par des escaliers multiples : se nichent de petits bars, des chaises, des bancs et même des alvéoles pour apprécier le panorama sur le port. On ne se sent jamais ni entassé ni perdu dans une foule mais passant de grands salons à d’autres.





La salle est construite sur le modèle des vignobles en terrasse, comme la Philharmonie de Berlin dans les années 1960.
La chaleur du chêne, le rythme asymétrique des terrasses clairement séparées les unes des autres, la visibilité totale de toutes les places, la proximité avec les musiciens, la somptueuse acoustique sublimée par des parois alvéolées en forme de vagues, tout concourt à une expérience intime de l’écoute dans ce « salon » de musique. Dans ce sens, l’Elbphilharmonie s’apparente au Tottenham Hotspurs Stadium dont j’avais parlé en 2019, un stade de 62’000 places où l’on se sent chez soi.



En intimité avec sa ville et ses habitants, fiers de leur histoire commerciale, l’oeuvre de Herzog/de Meuron est devenu un emblème visuel prenant, surtout quand on va vers l’ouest ou l’on en vient. Le monstre réussit à se fondre dans l’espace fluvial et urbain. Proue, voile, vague, et même cristal qui reflète les rayons du soleil couchant, il s’offre sans ostentation à la douceur de la promenade sur les quais jusqu’au Fischmarkt de Sankt Pauli.




Au terme de la promenade vespérale, quoi de mieux que de méditer sur le sort des marins disparus devant la statue de la Madonne der Meere, belle oeuvre néo-classique de Manfred Sihle-Wissel… En proximité chaleureuse avec Hambourg et son « Elfi », qui veille aussi sur elle. Et qui n’est pas le monstre qu’on aurait pu croire !