J’ai vécu un mois à Jerez et en ai découvert sa beauté, celle que devraient nous offrir les villes à chérir : son intimité, c’est-à-dire sa proximité chaleureuse. Avec ses habitants et son histoire, son environnement, ses ruelles et places, ses marchés, commerces et bars, ses églises et sa Semaine Sainte, ses lieux flamenco, et même ses vins, cette ville andalouse proche de l’océan est un trésor caché dans l’uniformisation touristique d’aujourd’hui.
Une amie se demandait pourquoi diable nous avions choisi Jerez pour y vivre un mois. Je lui dédie cet article qui va tenter de cerner en quoi une ville peut être intime. Jerez même nous y aide puisque son slogan est : « Jerez Andalucia de cerca« , « Jerez, l’Andalousie de proximité ».
Je définirais l’intime par la « proximité chaleureuse » : proches de toi sont des gens, des lieux et des éléments qui t’apportent une chaleur et un bien-être intérieur et qui augmentent ta puissance d’être.
Leurs conditions de surgissement sont doubles : il faut comprendre et parler la langue des gens et jouir de moments loin des foules, des troupeaux et de la cacaphonie. Touristes agglutinés, trafic bruyant et vacarme humain permanent tuent l’intime.
Jerez est justement une ville qu’on pourrait qualifier de calme. La crise économique dont elle essaie de se relever produit des effets sur sa fréquentation touristique, en légère baisse depuis l’an passé. Infrastructures souvent obsolètes, environnements urbains peu entretenus sinon dégradés, ses atouts comme l’école d’équitation, les bodegas, le flamenco et le circuit de velocidad ne peuvent rivaliser avec Séville ou même sa voisine Cadix.
La capitale andalouse a beaucoup évolué depuis 2009 où j’ai vécu six mois. On ne passe pas cinq minutes sans voir des touristes aller et venir avec leurs petites valises. L’offre d’habitation dans des appartements privés ou de nouveaux petits hôtels a explosé. Séville va devenir, avec Barcelone, Berlin, Prague et d’autres métropoles une ville pour touristes. Son charme reste pourtant ineffable mais ses habitants commencent à souffrir, par exemple, de voir flâner de jeunes Nordiques en tongs et mini-shorts.
C’est paradoxalement la chance de Jerez pour un avenir meilleur, axé sur la proximité que recherchent aujourd’hui d’autres types de voyageurs.
La proximité avec les gens est la plus importante et elle passe par la langue; les Andalous parlent un espagnol sans prononcer ni les « s » finals ni les « d ». « Los Gaditanos » – les habitants de Cadix – se prononce ainsi « logaitano ». Ce n’est pas grave quand on fait un effort de bien parler soi-même, même avec une pratique limitée qui permet qand même d’avoir une conversation chaleureuse et soutenue avec notre logeuse, un hermano mayor d’une confrérie, une marchande des quatre-saisons ou un serveur de restaurant enchanté que nous aimions sa ville et qui nous offre deux verres de Pedro Jimenez au dessert. Savoir faire rire son interlocuteur dans sa propre langue est le meilleur signe de la connivence.
Et Jerez est en connivence avec nous Chaux-de-Fonniers : elle est aux Sévillans ce que La Chaux-de-Fonds est aux Genevois : un pueblo un peu moche ! Cependant, à notre image, son musée d’histoire et d’archéologie rénové nous en apprend beaucoup sur elle depuis la préhistoire. Être proche d’une ville commence par connaître son histoire et Jerez nous offre le plus bel écrin possible sur sa plus belle place, la Plaza del Mercado, avec ses vingt-quatre palmiers, son palais Renaissance et son bar de quartier.
En fait, le marché actuel ne se situe pas sur cette place de la vieille ville mais dans le centre moderne de Jerez. C’est un marché couvert, le mercado de abastos comme on en trouve en Espagne, avec 40 stands de poissons, des boucheries et des fruits et légumes.
Aucune autre région d’Europe n’offre une telle proximité entre les produits et leur provenance. Aller faire son marché chaque matin à Jerez est un acte d’amour envers la ville qui nous héberge quand on sait que le soir le repas sera merveilleux dans sa simplicité.
De tous ces trésors je mets en exergue les légumes et fruits de saisons vendus par la si sympathique marchande des quatre-saisons ici en image :
pommes de terre nouvelles et carottes de Sanlucar, plantées dans le sable; artichauts, fèves et petits pois des jardins de campagne; grandes et incomparables fraises et nèfles de Conil. Et asperges sauvages nommées trigueros, vendues plutôt par des Gitans devant le marché.
Et les poissons ! La tête nous tourne de déambuler dans la halle. Des petits poissons pour la friture comme les acedias, les rougets et les anchois :
Des plus grands comme la merluza (le colin), ici artistement apprêtée par Miguel,
les queues de lottes, les gallos et les raies.
À propos de la raie, poisson d’un extrême fragilité de conservation, voici comment le poissonnier nous l’a servie sur notre demande, en tronçons à cuire dans un court-bouillon.
Le poissonnier le plus fréquenté du marché est Luis Zarzana, vendeur de thon, espadon et requin-taupe !
L’essence intime du marché se retrouve dans nos assiettes, avec le temps et l’amour nécessaires à la cuisine : bien cuisiner, c’est cuisiner avec amour, nous l’avons appris en Campanie et exercé à Jerez : chocos con habas y batatas al pimienton, atun con habas, batatas y hierbabuena, gallos con guisantes, arroz con trigueros y gambas
Ces beaux plats ne se retrouveront pas dans des bars ou restaurants car ils ont été mes inventions. Pourtant, à Jerez, et en Andalousie d’ailleurs, il n’y a rien de plus chaleureux, de plus intime, qu’un bar de quartier jerezano qui servira pour deux euros des tapas simples mais authentiques et excellentes. Je retiendrai deux adresses typiques. Le bar Juanito, avec ses céramiques glorifiant le fino propose une carte de xérès ahurissante et deux incontournables délices : les tortillitas de camaron, un beignet de crevettes grises, et des rognons de boeuf au xérés.
A propos des xérès, j’ai consacré un récent article sur ces vins, les plus variés au monde, qui font de Jerez et de ses nombreuses caves installées au centre-ville un pèlerinage obligé pour les amateurs de vins.
La Cruz Vieja, à deux cents mètres de chez nous dans le quartier flamenco de San Miguel, est un bar cofrade, avec des affiches de la Semaine Sainte. Il sert notamment des chicharrones de Cadix, morceaux de viande de porc cuite, servis froids et épicés et pris dans les travers.
Et que dire également de l’art espagnol des biscuits, surtout sablés ? Dans la rue des Biscuitiers (calle Biscocheros) justement, la pâtisserie Jesus construit sa vitrine avec une référence directe à la Semaine Sainte avant laquelle se mange notamment la torrija (pain de mie cuit imbibé de vin doux et de miel), dessert traditionnel pendant le Carême.
Notre chemin de chaleur humaine nous mène progressivement donc vers les quartiers où vont passer durant la Semaine Sainte d’innombrables pasos portant des Images du Christ ou de la Vierge. Ces rues et ruelles, ces places, ces esquinas (coins de rue), appartiennement à des quartiers différents nommés selon les quatre évangélistes : San Mateo, San Lucas, San Marco et San Juan. Mon quartier San Miguel n’est pas vraiment au centre de ce qui formait la ville intérieure musulmane entourée de remparts.
A Jerez, il faut déambuler le matin ou vers quatres heures de l’après-midi pour jouir des belles images secrètes que nous donne la ville. Une rue étroite, la mienne, calle Molineros.
Quelques murs blancs avec des lampadaires ou des céramiques de saints.
D’autres rues,
d’autres places.
Et des arbres ou plantes exotiques à n’en plus finir de splendeur.
En sortant des maisons par les patios, chéris des musulmans si portés sur les bonheurs sensoriels de la vie d’ici-bas, nous voici d’un trait vers la Semaine Sainte, en fait bien païenne dans la sensualité visuelle et musicale qui lui est propre.
Si je crois que Dieu n’existe pas, malgré mon instruction religieuse réformée, je suis baroque dans l’âme car l’erreur des protestants est de penser que les belles images ne peuvent nous faire accéder à Dieu. C’est ainsi que depuis plus de vingt ans je suis les Semaines Saintes de Séville, fascinantes de splendeur et de richesse.
À Jerez comme à Séville, j’entre dans les églises, surtout les semaines avant la Semaine Sainte et pendant celle-ci. Avant que les Christ et les Vierges de chaque confrérie ne soient installés sur leurs pasos, les fidèles peuvent, à un jour fixé par avance, leur baiser le pied ou la main.
L’intimité ne m’étreint pas vraiment dans cette religiosité un peu fétichiste mais plutôt quand une de ces images est seule dans une chapelle, un lundi matin après le besamano du dimanche. Ici la Vierge de l’Amertume, la Virgen de la Amargura.
Ou quand le plus beau Christ de Jerez, le Santo Crucifijo, est sur son paso dans l’église San Miguel.
La Semaine Sainte de Jerez est marquée par le flamenco, aussi curieux que cela puisse paraître aux profanes. Parmi les genres du flamenco se trouve la saeta, un chant lancé comme une flèche à la Vierge ou au Christ qui passe dans les rues étroites. Quand on se trouve sous un balcon de saeteros ou saeteras, quand on les voit chanter en face de nous, quand la nuit dans une rue un homme lance sa saeta de la chaussée même, on se trouve au coeur intime de l’Andalousie.
Les plus beaux de ces moments, je ne les ai pas vécus à Séville pendant 20 ans, mais à Jerez, chaque fois presque à l’improviste. Sur ma chaîne Youtube, je mets en lien ces moments empreints d’émotion, pour vous aussi je l’espère.
Le dimanche des Rameaux, vers minuit, rentre à sa chapelle la Virgen de las Angustias, la Vierge des Angoisses, une magnifique pieta, et de ma terrasse je filme sa procession.
Le Lundi Saint, au moment où Notre-Dame de Paris brûle, je me trouve par hasard au coin d’une rue où passent, devant trois chanteurs, le Cristo de la Viga, le Christ de la Poutre (sic), le plus ancien de Jerez (fin XVe) et la Virgen del Soccoro (la Vierge du Secours).
Le Mercredi Saint, en hommage à la forêt de Notre-Dame, je me trouve à la rue des Charpentiers (sic) pour voir passer, devant une jeune saetera et un saetero plus mature, le Cristo del Prendimiento (Le Christ de l’Arrestation), le Seigneur le plus vénéré de Jerez.
La nuit du Jeudi au Vendredi Saint, le retour du Santo Crucifijo, le Christ de l’église San Miguel, est magistral. Il passe par les jardins devant l’Alcazar et dans la rue Conde de Baiona, un saetero se place devant lui pour lui lancer une déchirante saeta.
Enfin, cette même nuit, la Virgen de la Esperanza de Yedra, passe à deux heures du matin devant la peña flamenca La Buleria et revient le matin par ma rue.
Jerez vit donc la religion comme un chant de flamenco et c’est un honneur pour elle d’organiser le samedi des Rameaux un concours de saetas où neuf chanteuses et chanteurs se disputent les honneurs d’un jury depuis quarante ans. La soirée se passe dans une ancienne église jésuite reconvertie en salle de spectacle. Dans ma vidéo, on peut entendre les neuf concurrents. Le numéro 3 a gagné mais j’ai nettement été plus sensible à la prestation du numéro 5, dont la dernière saeta est filmée en intégralité.
Des rues aux églises et aux salles de spectacles, il n’y donc à Jerez qu’un pas que la chaleur du flamenco nous invite à franchir sans difficulté. Mon quartier de San Miguel, marqué par la mémoire de deux grandes chanteuses qui ont leurs statues, la Paquera de Jerez et Lola Flores, compte un cercle d’amateurs de flamenco, un peña flamenca.
Chaque samedi à 16 heures, après un copieux repas se terminant par un dessert tradionnel, le tocino de cielo, une sorte de flan caramel, les amateurs ont droit à un récital de flamenco. Ce 30 mars se produisait Marga de Jerez.
Petit clin d’oeil à Isabelle Schwaar de La Chaux-de-Fonds puisque cette peña se trouve dans le même rue que l’école de danse de Chiqui de Jerez, qui vient parfois donner des des stages dans notre canton. C’est bien la preuve que cette quête de l’intimité maximum de notre corps tendu vers le chant et la danse passe par Jerez, la ville-berceau de cet art en Andalousie.
Qu’une ville nous soit intime par ses gens, sa gastronomie, ses places et rues, ses images saintes et ses églises, sa musique et ses vins et que Jerez soit pour moi celle qui m’a offert cette proximité chaleureuse un mois durant, je crois vous l’avoir exprimé.
Pourtant les cigognes des clochers nous soufflent un autre refrain : une ville est intime parce qu’elle est au centre de beaux lieux autour d’elle, comme un nid à partir duquel on peut s’envoler aisément et y revenir tout aussi facilement.
Ce nid, c’est la gare de Jerez, un chef d’oeuvre d’art régionaliste des années trente.
Et les destinations de ces beaux petits envols, ce sont les villes autour de Jerez, notamment celles de la baie de Cadix, facilement accessibles par un RER tout neuf.
Le plaisir est de partir à l’improviste de Jerez en passant par le buffet de gare et d’y revenir sans planification puisqu’il y a un train toutes les heures.
En 45 minutes, c’est Cadix, ville de clarté saline.
Puis, en revenant vers Jerez, Bahia Sur et sa réserve naturelle formée d’anciens marais salants, face à Cadix.
Et San Fernando, grande ville moderne, patrie du célèbre chanteur de flamenco Camaron de la Isla.
Et, dans la baie, Puerto Real, ses rues perpendiculaires face à la mer.
Et Valdelagrana et ses plages en face du pont de Cadix.
Et El Puerto de Santa Maria, sur le Guadalete, avec son vieux château.
Avec l’autobus, Sanlucar de Barrameda et le parc naturel de Doñana sont à une demi-heure, la plage magnifique de Chipiona à 45 minutes.
Le village blanc d’Arcos de la Frontera est lui à une heure de bus.
A pied, la Charteuse de Jerez est à cinq kilomètres de la gare par des chemins bucoliques … qu’il faut trouver soi-même.
Quand, le dernier soir, la tour de l’Alcazar, et, au loin le clocher de San Miguel, nous ont accompagnés à la calle Molineros, je me suis dit que vivre un mois à Jerez avait été un privilège intime et chaleureux pour nous qui n’attendions rien d’autre, jour après jour, que le rythme des rencontres et des hasards.
Bravo, beau travail !
Merci j’y ai mis mon coeur !