Les xérès d’exception des bodegas Tradicion à Jerez


Le quartier San Mateo de Jerez se situe sur une des trois collines de cette ville de l’intimité. Sa place du Marché, si typique, jouxte les Bodegas Tradicion, une cave familiale qui produit 30’000 bouteilles par an de vieux xérès, chacune numérotée. Leur qualité incomparable relève de la volonté d’un homme qui a remis en selle l’entreprise, Joaquin Rivero, hélas décédé en 2014. Sa collection de peintures espagnoles est immense et une cinquantaine d’œuvres sont exposées dans un salle à côté des caves. Cette alliance des grands vins et de la grande peinture est unique au monde et m’a fortement touché, moi qui suis passionné par ces deux « arts », la création de vins et de tableaux.

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On arrive aux Bodegas par la Plaza del Mercado, avec ses vingt-quatre palmiers, son petit café, son musée d’histoire et d’archéologie récemment rénové et, un peu à l’écart, son église San Mateo d’où sort une des plus belles processions de la Semaine Sainte, avec le Christ des Peines et la Vierge Inconsolée.

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C’est Jerez dans son incomparable intimité, introuvable ailleurs à ce degré de variété dans une grande ville andalouse : arbres, places et placettes, églises, musées, bars et bodegas uniques dans un même lieu.

Certes, le puriste persiflera sur la vétusté de certaines maisons du quartier, les aménagements urbains précaires et quelques terrains vagues, symptômes d’une ville en crise économique, mais qui commence à se relever .

Peu en chaut à l’amateur de grands vins qui, pour trente euros, visitera les caves et le musée et dégustera six chefs-d’œuvre dont le processus d’élaboration est difficile à comprendre dans cette région qui produit, au monde, les nectars les plus variés et les plus exceptionnels de puissance gustative.

Il faut entrer dans une bodega pour voir et comprendre leur création.

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Comme tous les vins blancs du monde, les raisins du cépage palomino commencent par donner un jus alcoolisé très sec de 11-12 degrés qui va vieillir quelques mois dans des tonneaux de chêne de 600 litres, les botas. Le maître de chais va alors déguster chaque tonneau et faire un tri. Le vin fin et aromatique sera élevé selon une méthode de crianza (élevage) biologique et le vin plus fort en crianza oxydative. Auparavant cependant, et pour tous les types de vins produits à Jerez, on procédera à la fortification du vin en lui adjoignant de l’alcool. Les xérès sont donc des vins mutés par apport d’eau-de-vie de raisin titrant 95 degrés d’alcool.

La dégustation des six vieux vins des Bodegas Tradicion commence par un fino .

Le fino – à l’exemple du Tio Pepe, trouvable partout en Suisse – est un sherry de flor biologique, titrant 15 degrés d’alcool, élevé dans des tonneaux remplis aux trois quarts sur lesquels va se former, comme dans les vins jaunes jurassiens, une pellicule blanchâtre de champignons, la « fleur », en fait une couche de bactéries. La proximité de l’océan incite les bodegas à ouvrir leurs fenêtres à l’ouest afin que le vent océanique donne au vin un touche de salinité.

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En général, ce premier type de xérés est mis en bouteille après trois ans minimum. A Tradicion, le fino a plus de 10 ans d’âge, n’est pas filtré et prend une couleur jaune paille inconnue des finos commerciaux. Sa puissance olfactive, avec des notes salines de flor, de noisettes et même de fruits blancs confits en font en bouche un vin capable de rivaliser en complexité avec un grand vin jaune jurassien.

Que deviennent alors les cuvées choisies pour être élevées selon la méthode oxydative et qui vont produire des olorosos ? Le vin d’un tonneau X va vieillir et prendre une couleur ambrée. Le tonneau va être placé au troisième étage A (criadera A) d’une série de tonneaux alignés dans la bodega. C’est le principe de la solera (près du sol), qui fait que ce vin du tonneau X et de la rangée A va progressivement être adjoint au vin du tonneau Y de la rangée B qui lui-même, pour une partie, sera adjoint au vins Z de la rangée C.

Cette rangée C repose sur le sol et contient donc les mélanges les plus vieux, parfois de plus de cent ans. Ainsi un oloroso 30 ans de la maison Tradicion contient du vin de 10 ans d’âge avec un peu de vin de 47 ans d’âge. Il titre environ 19 degrés d’alcool car il a été fortifié davantage au départ et a gagné un degré par l’évaporation d’une partie du liquide. Pour mettre en bouteilles annuellement 5000 exemplaires (soit 3750 litres), le maître de chais choisira donc de prendre, sur une rangée C de trente tonneaux de 600 litres, un peu plus de 125 litres. Après cet embouteillage, la partie supérieure sera remplie de vin nouveau.

On comprend par là que dans les 475 litres restant sera toujours présente une partie, même infime, de vins plus vieux. Par exemple, la maison Valdespino produit un Oloroso 1842 avec des traces de vins du XIXe siècle.

Le xérès oloroso des bodegas Tradicion est donc un vin de solera et de crianza oxydative (où la flor ne s’est pas formée). Les olorosos les plus basiques ne sont évidemment pas issus de solera mais vieillis plus rapidement dans une seule « rangée ».

Si l’on paie aux Bodegas Tradicion 70 euros pour un oloroso 30 ans, c’est parce que l’élaboration a été complexe et le résultat spectaculaire. 5000 bouteilles par an pour ce vin de couleur cuivrée où on ne sent plus du tout les arômes issu d’un élevage avec la flor. Muscade, cannelle, notes de fruits secs, de noix dans un breuvage voluptueux avec un petit peu de sucre résiduel. C’est un peu le « vin rouge » des xérès qui accompagnera par exemple des rognons de bœuf sauce xérès ou des joues de porc braisées, les fameuses carrilladas. Avec un très vieux fromage comme du parmesan, c’est aussi magnifique.

Que sont alors les vins appelés Amontillado » et Palo Cortado, autres fleurons gustatifs de Jerez ?

Les amontillados sont des finos qu’on décide, après de nombreuses années de flor, d’élever en solera. La flor a en effet épuisé ses réserves nutritives et a disparu. L’amontillado 30 ans de Tradicion, le sommet de la production à mon avis, est un vin sec de couleur ambrée, produit à 3000 exemplaires par an. Il titre 19,5 degrés et est marqué au par des notes salines et de noix. Son attaque est ciselée, très sèche. Il accompagnera des fromages, du jambon iberico. Un vin pour les puristes !

Quant au palo cortado, c’est un peu plus compliqué car certains tonneaux de finos présentent une couche de flor peu satisfaisante, pas uniforme, avec des « trous ». En effet, la flor va se développer dans un fût et pas forcément dans un autre, c’est le vin qui décide lui-même ! Le maître de chais décide alors que ce tonneau ne sera plus élevé en crianza biologique mais comme un oloroso. Il va donc mettre une barre sur le trait vertical du tonneau qui signifiait, au départ, que son vin produirait un fino ou un amontillado. C’est le « trait coupé », le palo cortado.

Le palo cortado de Tradicion allie les caractéristiques douces, délicates et amères d’un amontillado à celles, plus vineuses, d’un oloroso. Il a une robe ambrée comme un cognac, un nez immensément puissant où, en plus de notes salines et oxydatives, on sent des fruits confits. Même s’il est sec, il recèle des arômes de pâtisserie.

L’explication des vins de Jerez n’est pas terminée pour une raison bien simple : le vignoble produit un autre type de raisin, le Pedro Jimenez. A leur récolte, les grappes gorgées de jus sucré sont séchées sur des claies et ensuite pressées et mutées, comme à Porto; il en résulte un vin très sucré avec au moins 15,5 degrés d’alcool. Les PX (Pedro Jimenez) de solera, comme chez Tradicion, sont élevés de la même manière que les autres vins du cépage palomino produisant les amontillados, olorosos et palo cortados.

Le Pedro Jimenez de Tradicion, 20 ans d’âge, est un monstre de puissance et malgré tout de finesse. Sa robe est quasiment noire avec des reflets verts. Nez de dattes en purée, d’oranges cuites, de sucre candit, de jus de réglisse, de caramel et de chocolat. Qui n’a jamais bu un tel vin ne connaît pas le vin ! Surtout avec un pudding à l’orange, un truffé au chocolat ou tout seul, pour méditer.

Une dernière spécialité jerazana est le Cream, particulièrement destiné au marché anglais. Il s’agit d’un vin avec 70 % d’oloroso (donc de palomino) et 30 % de Pedro Ximenes. Nez de cerises cuites, de pâtisserie, de massepain avec des notes chocolatées. Un vin plus facile à boire mais tout autant excitant pour les papilles.

Les vins des bodegas Tradicion sont trouvables en Suisse (https://www.drink.ch/fr/autres-spiritueux/marques/bodegas-tradicion.html).  L’amontillado 30 ans que j’ai ramené de mon mois de vie à Jerez est assurément l’un des plus grands vins, avec quelques portos vintage 1977, que j’aie achetés sur son lieu de production. Je vais vite le boire accompagné de grands anchois de Santona, un délice de luxe de Cantabrie.

Le plaisir de la visite des bodegas Tradicion est décuplé par la présence de la collection de peintures de Joaquin Rivera dans une salle adjacente aux caves.

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Un splendide Saint-François en extase de Greco, un grand portait de Goya, et cette petite nature morte du XVIIe espagnol, avec un citron et sa fleur …

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