« La maladie, catastrophe intime », de la philosophe Claire Marin


La violence de la maladie a dû blesser l’identité de la philosophe Claire Marin pour qu’elle écrive un si beau petit livre, La Maladie, catastrophe intime. Une septantaine de pages lumineuses rédigées par une philosophe pétrie de références qu’elle n’étale pas. C’est un ouvrage pudique, à l’image de Claire Marin que j’ai eu le bonheur de rencontrer quelques heures à La Chaux-de-Fonds le dimanche 10 décembre 2023.

Ensemble avec un ami cher, nous avons visité le magnifique Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds et partagé un repas cuisiné par lui autour de vins de Neuchâtel. Ce fut une belle journée entre les tableaux et les arbres, des « déambulations généreuses », à l’image du petit ouvrage paru en 2014 dans la collection ”Question de soin” aux Presses universitaires de France. Et réédité dix fois depuis !

« Cette brève étude pose la question de la relation entre l’expérience de la maladie, le sentiment d’identité ébranlé par cette épreuve et le rôle du soin face à (…) cette blessure de l’identité. »

Le premier chapitre, Maladie et identité, plonge dans l’ontologie, c’est-à-dire l’être profond, le « noyau d’identité » qui se révèle être touché par la maladie. Est-ce que cette ”identité authentique” d’un sujet existe vraiment ? La philosophe pense plutôt qu’elle est faite d’un grand nombre de positions et de postures ; elle est moins une ”nature” qu’une habitude d’être, une artificialité, une identité factice que la maladie va révéler. « Une mascarade d’un faux-moi, créé par les pressions extérieures » et qui fait souffrir le sujet. Ainsi la maladie peut faire émerger chez lui un être plus en accord avec lui-même, un moi plus véridique et authentique.

Les trois chapitres suivants examinent le corps souffrant du malade et ses blessures. La douleur de se perdre, le chapitre 2, montre combien être malade nous projette dans la vieillesse : on perd ses facultés visuelles et auditives, on peine à se déplacer, on est fatigué au moindre effort. « Être malade, c’est vieillir trop vite. » Nous ne sommes plus l’être fantôme dont nous prive la maladie. Les autres sont dégoûtés par le regard nouveau qu’ils portent sur nous. Notre corps devient monstrueux à nous-mêmes.

Le chapitre 3, Corps étranger, examine comment, dans cette optique, la maladie nous fait perdre le goût de nous-mêmes. La maladie détruit « l’harmonie d’une mélodie intime » et le corps, « comme une boussole affolée, devient incapable de s’appréhender lui-même ».

Dans le chapitre 4, Le visage d’un autre, c’est le visage, « le haut lieu symbolique de l’identité », qui est affecté, touché, réquisitionné et même effacé par la maladie. Il est déformé par la violence de la douleur. Il n’est plus que surface de la douleur, ce qui équivaut pour le sujet à une dépossession de soi qui le rend « absent au monde et aux autres ». Elément symbolique central dans l’estime de soi, le visage, ainsi devenu un « masque blanc anonyme », nous fait éprouver notre nudité fondamentale.

Alors, la maladie nous confronterait-elle donc à « une absence fondamentale du moi, à notre être sans qualité » ? Les deux derniers chapitres, Le vacillement ontologique et Le soin comme nouvelle habitude de soi, vont ouvrir une voie autre, plus positive et créatrice.

Sortir de la maladie va nous permettre de faire « peau neuve ». Nous continuons à être nous-mêmes, avec de nouvelles habitudes du corps et de la pensée que nous nous rendrons capables de nous approprier différemment. Nous allons retrouver le goût de nous-mêmes.

C’est ici que le soin, que les bons soins, à l’inverse d’une médecine intrusive, vont aider l’ancien malade à se réconcilier avec son corps et ce que Claire Marin appelle ses « supports personnels et intimes, physiques et psychiques ». Il retrouvera le souci et l’amour de soi, quitte à ce qu’il doive accepter que la souffrance fasse dès lors partie de sa vie. L’importance que peuvent avoir la parole, l’écriture (ou même l’expression artistique, pourrais-je ajouter) dans un retour vers le narratif, est l’objet de la fin de l’ouvrage. La maladie a certes été une catastrophe qui a chambardé notre existence. Mais elle a aussi été « une expérience ambivalente du chaos, qui défait tout, y compris que l’on n’aurait peut-être jamais eu le courage de défaire nous-mêmes. Qui aliène mais parfois aussi libère, comme dans une nuit insensée de carnaval. Se défaire d’une identité comme on fait peau neuve, c’est parfois aussi se soigner ».

On l’a compris à la lecture de ce rapide résumé, la philosophe Claire Marin, par la clarté de ses expressions, par la subtilité de ses images, est aussi une belle écrivaine. Son petit livre va ouvrir les profanes en philosophie à des mondes somme toute voisins, et va faire admettre aux spécialistes que philosopher revient toujours, en fin de compte, à penser sa propre vie.

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