Le concept de la banalité du mal chez l’économiste de la décroissance Serge Latouche


Serge Latouche est un économiste français apôtre de la décroissance. Dans un livre constamment réédité, Le pari de la décroissance, il transpose un concept inventé en 1961 par la philosophe Hannah Arendt, celui de la banalité du mal, celle qui fait de chacun de nous un rouage docile et zélé d’un système. Chez Arendt le génocide des Juifs, chez Latouche le système socio-économique de destruction massive du vivant, l’ordre capitaliste. Il n’y rien de choquant à ce qu’aujourd’hui dans une ville de Suisse romande, un élu vert utilise ce concept pour discuter du remplacement d’une petite locomotive diesel tirant un train touristique.

Dans Le pari de la décroissance, on lit ce paragraphe : « Une société incapable de permettre à la majorité de ses membres de gagner leur vie par un travail honnête et qui les condamne, pour survivre, à agir contre leur conscience en se rendant complices de la banalité du mal est profondément en crise. Telle est pourtant bien notre modernité tardive, depuis les pêcheurs qui ne peuvent s’en tirer qu’en massacrant les fonds marins jusqu’aux éleveurs qui torturent leurs bêtes en passant par les exploitants agricoles qui détruisent le sol nourricier, par les cadres dynamiques devenus des « tueurs », etc.« 

Sur Wikipédia, un article résume bien la pensée de Serge Latouche :

L’économiste français Serge Latouche est le principal instigateur de la pensée de la décroissance dans la francophonie. Il met à l’avant l’idée d’une société alternative qui ne repose nullement sur la surconsommation et l’accumulation illimitée de biens matériels. Afin de démontrer l’impératif de décroissance, il utilise le concept de « mégamachine » qu’il élabore dans son ouvrage La Mégamachine : Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès »

Lors des années 1970, Latouche étudie ce concept élaboré par Jacques Ellul qui lui provient notamment de l’œuvre de Lewis Mumford. L’expression de « mégamachine » permet d’illustrer la transformation des rapports humains en relation contractuelle avant tout économique, ce qui finit par la dissolution de l’ensemble des questions sociales, identitaires et politiques au profit du développement. Ainsi, le monde contemporain se retrouve devant un système qu’il ne peut plus contrôler et qu’il l’entraîne et le fusionne avec lui Latouche considère que le principal danger tient davantage à la modernité qu’à la technicité. Il devance le besoin de focaliser nos nécessités de manière à empêcher notre propre effritement par les risques de la logique marchande et du progrès technologique.

En conséquence, selon Latouche, la décroissance serait le moyen d’échapper au capitalisme qui lui se fonde sur la recherche de la croissance pour la croissance, l’accumulation sans limite du capital en sortant de la production infinie pour retrouver l’équilibre. Ce dernier se trouve comme étant un opposé du capitalisme puisque celui-ci avance l’oxymore du développement durable, puisqu’il ne peut se qualifier de durable s’il contribue à la dégradation des équilibres économiques, écologiques et sociaux. Latouche caractérise ainsi la quête du développement comme l’occidentalisation du monde.

Selon Latouche, la décroissance permettrait d’atteindre la réintégration de l’économie dans la société. Afin d’aboutir à ce résultat, il faudrait d’abord « décoloniser l’imaginaire » capitaliste pour sortir l’humanité des rapports strictement marchands et de la culture de la production. Dans le but également de construire une société véritablement citoyenne et respectueuse des équilibres écologiques et sociaux.« 

Dans un ouvrage tout récent paru en septembre de cette année, Ralentir ou périr, l’économie de la décroissance, le chercheur Timothée Parrique démontre les limites écologiques, sociales ou même économiques de la croissance. Selon ce chercheur à l’Université de Lund, en Suède, « il faut abandonner l’idée du PIB comme un bouton magique qui viendrait résoudre tous nos problèmes« . Ce spécialiste d’économie écologique estime en outre que « la croissance verte est un mythe » et que les entreprises doivent « abandonner cette obsession pour la valeur financière« .

Voici un extrait de la préface de ce livre qui explique aussi le concept de la banalité du mal chez Latouche.

« Ce sont les populations les plus vulnérables, à commencer par celles des pays les plus pauvres, qui boivent l’eau polluée, respirent des fumées toxiques, vivent près des décharges, souffrent des inondations et des canicules, etc. La notion d’Anthropocène masque de profondes inégalités : même si nous sommes tous de la même espèce, nous ne sommes égaux ni en termes de responsabilité ni en dangers encourus face aux catastrophes écologiques d’aujourd’hui et de demain. Disons-le clairement : l’effondrement écologique n’est pas une crise, c’est un tabassage. Le dérèglement climatique est une « violence lente » et diffuse, une usure qui s’exerce progressivement et hors de vue, aujourd’hui principalement contre les populations les plus paupérisées, mais qui va peu à peu remonter l’échelle sociale. Cette situation n’a rien à voir avec une supposée nature humaine, elle est plutôt le symptôme d’une organisation sociale spécifique, étroitement liée à une certaine vision politique du monde.

C’est du moins l’argument que je défendrai à travers ce livre : la cause première du déraillement écologique n’est pas l’humanité mais bien le capitalisme, l’hégémonie de l’économique sur tout le reste, et la poursuite effrénée de la croissance. Oublions donc l’Anthropocène et préférons-lui les termes de Capitalocène, d’Éconocène, et de PIBocène. Ne faisons pas de détour : l’économie est devenue une arme de destruction massive. L’économiste Serge Latouche reprend dans ses écrits la terminologie de Hannah Arendt et parle de « banalité économique du mal » : un système qui orchestre le massacre du vivant tout en diluant les culpabilités de ceux qui en sont responsables. Chacun s’attelle diligemment à sa tâche, justifiant son action en se disant que s’il décidait de ne pas le faire, d’autres le feraient à sa place.

Combien d’employés de banque se pressent à inventer des produits financiers toxiques et combien d’ingénieurs s’appliquent à concevoir des super-yachts ? Combien de cadres licencient pour motif « économique » ? Combien de publicitaires promeuvent des produits nocifs et futiles ? Combien d’ouvriers d’abattoir brutalisent et assassinent machinalement des animaux ? Combien de lobbyistes mentent pour protéger les intérêts des énergies fossiles ? Il faut bien que je paie mes factures, répondront ceux à qui l’on reproche de détruire le monde. Si je ne le fais pas, quelqu’un d’autre le fera à ma place. Cette violence est un phénomène émergent, une sorte de désordre spontané que personne n’a directement anticipé et qu’entretiennent jusqu’à l’absurde nos comportements sociaux les plus anodins. Il faut rembourser un prêt, payer une facture, satisfaire les actionnaires, faire du chiffre ; nous sommes otages d’un système qui prédétermine en partie des comportements qui seraient autrement jugés immoraux. »

Et revenons à Wikipedia pour éclairer le concept de banalité du mal chez Hannah Arendt. Je n’expliquerais pas mieux que ces quelques paragraphes pédagogiques :

 » La « banalité du mal » est un concept philosophique développé par Hannah Arendt en 1963, dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal. Lors de son procès, Eichmann, qu’on pense être une bête furieuse et qui devrait laisser une forte impression, montre plutôt l’image d’un petit fonctionnaire médiocre, ce qui fait dire à Arendt que le mal ne réside pas dans l’extraordinaire mais dans les petites choses, une quotidienneté à commettre les crimes les plus graves. Cette notion a donné lieu à d’importantes polémiques, certaines personnes considérant qu’elle revient à déresponsabiliser les dirigeants nazis de leurs crimes.

Hannah Arendt, philosophe juive d’origine allemande réfugiée aux États-Unis et auteure d’un livre sur Les Origines du totalitarisme, offre au magazine The New Yorker d’agir comme envoyée spéciale pour couvrir le procès d’Adolf Eichmann, criminel de guerre nazi, auquel elle assiste à Jérusalem en 1961 et 1962. L’accusé n’est pas comme elle s’y attendait ; c’est un homme « insignifiant ». Le procès fait une large place aux « isme », nazisme et antisémitisme, mais elle veut comprendre le rapport entre l’homme et ses propres actes. Ainsi, dans une série d’articles, elle soutient qu’Adolf Eichmann a abandonné son « pouvoir de penser » pour n’obéir qu’aux ordres, il a renié cette « qualité humaine caractéristique » qui consiste à distinguer le bien du mal, et, en n’ayant « aucun motif, aucune conviction (personnelle) », aucune « intention (morale) » il est, dit Arendt, devenu incapable de former des jugements moraux. D’un point de vue philosophique, ce qui est en cause dans les actes affreux qu’il a commis n’est donc pas tant sa méchanceté que sa « médiocrité » – d’où l’expression « banalité du mal ».

Toutefois, pour Arendt, la banalité du mal n’est pas de l’ordre de la théorie ou du concept, mais du fait. Elle la propose comme une constatation. Il ne s’agit pas d’un phénomène ordinaire ; pour autant, il s’observe dans le comportement de gens ordinaires. La banalité du mal est, tel que le décrit par Arendt, d’abord une leçon du procès, leçon pour laquelle elle n’a que des explications partielles.

La banalité : ce terme indique aussi que le mal est partout dans la société. Toute une société se met, de façon commune, à accepter une étiquette morale sans entretenir de réflexion à son sujet. La société adhère à un système normatif et cesse de comprendre son contenu. (…) Hannah Arendt a montré pourquoi la pensée humaine était un rempart contre le totalitarisme. Et la comparution devant un tribunal permet de mettre un terme à cette absence de pensée, à cette banalité du mal, car l’accusé n’y apparait plus et ne s’y pense plus comme un rouage d’un État tout puissant, mais comme un individu pensant qui doit répondre de ses propres actes. L’obéissance à des ordres n’est jamais mécanique, car en politique l’obéissance a le même sens que le mot soutien. Voilà pourquoi, chacun est personnellement redevable, possiblement coupable, de ses actes. Il peut y avoir une responsabilité collective, mais la culpabilité s’examine à l’échelle de chaque individu. »

Le 15 novembre 2022, lors d’une séance du législatif de la Ville de La Chaux-de-Fonds en Suisse, un élu du parti des Verts a développé une interpellation déposée par écrit par lui et quelques-un.e.s de ses camarades.

Interpellation du groupe des Vert-e-s: Train touristique de La Chaux- de-Fonds.

Nous souhaitons savoir si le Conseil communal va intervenir au sujet du remplacement de la locomotive du train touristique de la Ville, qui est en fonction depuis 2009 (Prat Train- France). Les touristes véhiculé-e-s sont au nombre de 1084 en 2019, 1656 en 2020 et 1227 en 2021.

Cette locomotive est pourvue d’un moteur diesel norme antipollution Euro 6 (obligatoire depuis 2015, NOx 80 g/km, particules 4,5mg/km, CO2 500 g/km). Les chauffeurs demandent aux touristes de ne pas prendre place dans le premier wagon en raison des gaz d’échappement. Rappelons que la norme Euro 7, plus drastique en termes d’antipollution, sera introduite en 2025.

Dans le contexte actuel de prise de conscience de réchauffement climatique généralisé (et de toutes les mesures, si petites soient-elles, à mettre en œuvre), et de la pollution engendrée par ce véhicule (qui reste une activité malgré tout non essentielle), il parait justifié de ne pas s’appuyer sur l’amortissement théorique de 20 ans et ainsi de ne pas attendre le renouvellement en 2029.

Quand on évoque la perspective de capitale culturelle 2025, il semble que la question du remplacement de la locomotive par un modèle électrique, non polluant, et dont la recharge de la batterie se fait aussi à la descente, soit pertinente et même urgente, d’autant que les motifs liés à la pollution et à l’incommodement des touristes sont bien réels.

Le train de 2009 a coûté 350’000.- CHF. Une locomotive électrique, selon Prat train en France, serait d’env. 250’000.- euros (tarif valable en octobre 2022). Nous souhaitons donc savoir, dans la mesure où les villes du Locle et de La Chaux-de-Fonds, ont participé au financement de ce train touristique en 2009, avec BCN et Viteos, si elles vont déposer une requête de remplacement de cette locomotive auprès de Tourisme neuchâtelois ?

Pour le groupe des Vert.e.s : Jean-Jacques Tritten, Laure Todeschnini Lalive et Christian Piguet.

L’élu au législatif, M. Jean-Jacques Tritten, lors de son intervention orale, a confondu Hannah Arendt avec Serge Latouche cité par Timothée Parrique (cf plus haut). Et l’élu à l’exécutif, M. Théo Huguenin-Elie, dans sa réponse, n’a pas compris que jamais Hannah Arendt n’a parlé de banalité économique du mal.

Voici des extraits de ce mini-débat tels que je les ai retranscrits :

M. Tritten : « Le sens de cette interpellation est à classer dans un contexte plus général de crise climatique et énergétique à laquelle nous sommes douloureusement confrontés et qui nous obligera à prendre des mesures décisives dans une réelle transition énergétique (…) Un train touristique est une activité non essentielle et en plus polluante dans le cas présent. (…) Tout doit être entrepris pour essayer de réduire les émissions de gaz à effet de serre et de limiter les désagréments climatiques à venir. Aujourd’hui tout est différent, plus rien ne peut être comparé aux modèles du monde d’avant. Il faut impérativement changer de paradigme. Attendre 2029 pour le remplacement de ce train non tenable au vu des connaissances actuelles. (…) Plutôt que de regarder les autres, la vraie question est de savoir ce que nous faisons pour limiter la casse. Comment nous extraire de notre dépendance aux énergies fossiles, que faut-il pour sortir du piège des mensonges des compagnies pétrolières depuis 40 ans (…) Le tourisme en général représente 10% de l’émission de gaz à effet de serre et quand je lis les rapports annuels de Tourisme neuchâtelois, il n’y a pas une seule fois la mention de la réduction de gaz à effet de serre, rien qui puisse évoquer la durabilité ni l’amorce d’un nouveau modèle. Les dix pour cent des pays les plus riches émettent la moitié des gaz à effet de serre et la Suisse fait partie de cette élite de la pollution. Et j’aimerais citer Hannah Arendt : « Nous sommes dans une banalité économique du mal, à savoir un système qui orchestre le massacre du vivant tout en diluant les culpabilités de ceux qui en sont responsables. »

M. Huguenin-Elie :« J’ai infiniment de respect pour cette interpellation ; cela dit, en tant qu’historien, j’ai des difficultés à admettre une comparaison entre la Shoah et les problèmes climatiques. Je suis assez choqué de ces propos de l’interpellateur qui évoque Hannah Arendt.« 

C’est grâce à la sagacité d’un élu suppléant au législatif, notre ami écrivain Vert’libéral Pascal Kaufmann, que cet article a pu être écrit. En effet, M. Kaufmann a essayé sur son profil Facebook de dénouer l’écheveau complexe de ce moment vécu lors de l’assemblée législative d’une ville de Suisse qui vaut pour sa tolérance et son ouverture à la culture : La Chaux-de-Fonds.

Voici son analyse de ce qu’il a nommé des « amalgames embarrassants« .

On apprend, au Conseil général du 15 novembre, plein de choses que tout le monde devrait connaître. On y a aussi entendu le silence.
« Je suis choqué qu’on puisse faire une comparaison entre la Shoah et les problèmes climatiques et énergétiques » répond, visiblement consterné, le conseiller communal Théo Huguenin-Elie à Jean-Jacques Tritten qui vient de conclure son interpellation.
Le sujet  ? Le remplacement de la locomotive touristique par une automotrice électrique.
Et le moment de gêne ? Pour étayer son texte, l’intervenant a mis dans la bouche de la politologue Hannah Arendt une citation équivoque. Soit dit en passant, l’intervenant est un homme sincèrement préoccupé par la problématique environnementale et intègre dans sa démarche; on ne peut soupçonner chez lui la moindre malice.

En fouillant un peu et pour faire court, on découvre que Hannah Arendt que, semble-t-il, tout le monde devrait connaître, se fût rendue à Jérusalem pour couvrir le procès d’Eichmann en qui elle voit l’incarnation de la “banalité du mal”. Elle en tira un ouvrage de réflexion qui fit date mais également polémique.

Mais, plus tard, l’économiste Serge Latouche -que tout le  monde semble-t-il devrait connaître- proclamé pape de la décroissance reprend la terminologie de Hannah Arendt et parle à son tour de “banalité économique du mal”. Concept repris par le chercheur Timothée Parrique -que tout le monde semble-t-il devrait connaître- dans son livre choc “Ralentir ou périr ”. 


Ainsi dans ce livre, le paragraphe suivant :
<L’économiste Serge Latouche reprend dans ses écrits la terminologie de Hannah Arendt et parle de « banalité économique du mal» : un système qui orchestre le massacre du vivant tout en diluant les culpabilités de ceux qui en sont responsables.>

devient par le jeu du téléphone arabe et par la bouche de l’intervenant dans l’hémicycle de nos Montagnes, une citation présumée et sans doute jamais prononcée par elle:

<Je cite Hannah Arendt : Nous sommes dans la banalité économique du mal, à savoir un système qui orchestre le massacre du vivant tout en diluant les culpabilités de ceux qui en sont responsables.>

Si le fond fait effectivement réfléchir, la forme méritait bien ces quelques éclaircissements de façon à éviter à l’avenir les amalgames embarrassants.

1 commentaire

  1. En complément : la science économique libérale (capitaliste) est perverse au sens psychanalytique du terme.
    En psychanalyse, un pervers est une personne dont l’inconscient ne reconnait pas l’Autre comme une personne. Il la traite donc comme une chose. Le pervers narcissique utilise l’Autre pour satisfaire son narcissisme, le pervers sexuel pour satisfaire sa sexualité.
    L’être humain n’entre dans les théories économiques que comme facteur de production (le salarié) et comme consommateur. L’économie capitaliste ne voit donc ni l’être humain en tant que tel, ni le monde du vivant. C’est pourquoi je la qualifie de « perverse ».

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