Voir un tableau, ce n’est pas l’expliquer. Les textures et tessitures des tissus, les chairs et le grain des visages, des mains et des fruits ne vivent qu’en direct avec l’oeuvre. Ainsi, l’Alte Pinakothek de Munich, un des grands musées du monde pour la peinture occidentale de la Renaissance au XIXe siècle, autorise une approche poétique des tableaux : bénies soient les salles amples et peu fréquentées, louée soit la tolérance qui permet de caresser des morceaux de toile avec son Iphone pour construire ce petit film. Les photos sont aussi originales, prises sur le vif.
Le tryptique de l’Adoration des mages, du peintre flamand Roger van der Weyden, fut pris pour une oeuvre de van Eyck par Goethe. On est vers 1435 alors qu’à Florence Masaccio invente la perspective.
La somptueuse tunique du roi à droite insiste sur la pureté, blanche, de la Vierge.
Un peu plus tard au Sud, en 1475, le jeune Léonard s’essaie à une vierge à l’enfant dans sa Madone à l’oeillet. Jésus pose un doigt sur la fleur rouge, prémonition de sa Passion et le peintre expérimente déjà avec génie le paysage en sfumato. Le monde est un mystère à explorer et à percer.
En 1500, Dürer peint son autoportrait.
La main de ce peintre-Christ est celle du créateur, un dieu qui manie son pinceau pour révéler la beauté du monde. Dans ce sens. Dürer et de Vinci disent la même chose sur la mission des grands artistes de leur temps.
Quarante ans plus tard, Raphaël, déjà maniériste, entrelace les chairs dans sa Madone au rideau.
À la fin de sa longue vie d’artiste, vers la fin du XVIe siècle, l’octogénaire Titien peint un gigantesque Couronnement d’épines de près de trois mètres de haut. Quelle liberté de la touche et du geste dans les oeuvres de certains grands peintres (Hals, Murillo, Matisse, Picasso et tant d’autres). Celle du Vénitien à Munich vaut le voyage !
Vers 1620, le baroque est triomphant chez Rubens qui laisse éclater sa sensualité à travers L’enlèvement des filles de Leucippe, sauvagement ravies par Castor et Pollux. La jeune femme et sa soeur semblent trouver du ravissement dans ce rapt par des colosses bien musclés.
Un peu plus tard en 1655, à l’inverse, c’est la minutie réaliste de Ribera dans les chairs vieillissantes de l’apôtre Barthélémy qui permet de comprendre que les grands peintres baroques sont aussi des grands réalistes. Mais va-t-on dans un musée pour « comprendre » ?
J’ai déjà exprimé mon amour pour un peintre sous-estimé, le grand Murillo, contemporain sévillan de Velazquez. Sa petite Marchande de fruits de 1670 compte les sous de sa journée. Elle est une Madone de douceur et de tendresse devant son frère quasiment saisi par la belle somme. Et quelle nature morte à droite !
Autre jeune femme, la Repasseuse de Degas qui peint les tissus avec les frous-frous délicieux de son pinceau; plus tard, il sera le maître du pastel, plus apte à saisir le fugitif des tessitures.
Dans la même décennie, en 1868, Manet est libéré des scandales de l’Olympia et se donne à « pinceau libre » dans les vêtements, les citrons et les huîtres de son Déjeuner.
Finalement, Cézanne, dans son Autoportrait de 1878, structure la texture de sa veste comme une architecture de motifs.
L’âge aidant, les livres et les registres sont rangés : vais-je dans un grand musée pour encore mieux comprendre le sens des oeuvres déjà connues ? Non, plutôt pour les vivre mieux ! Pour éprouver comme à Munich dans ses salles presque vides, des ivresses poétiques dont parle Antonio Muñoz Molina (« J’appelle poésie l’ivresse et la plus grande concentration expressive de tout art, toute présence ou image mémorable du monde réel. »? Je le crois.