Dans sa série de peintures La fabbrica, Pascal Bourquin a travaillé à partir d’images industrielles, photographiées notamment dans l’ancienne usine Langel à Courtelary. Loin d’être une fausse illusion, cette Vierge de la Désolation (La Fabbrica XXV, 2018) nous fait espérer la renouvellement incessant de la peinture. Une ilusión, comme il se dit en espagnol.
« Ouverte en 1917, l’usine Langel a vu son dernier ouvrier quitter son poste 80 ans plus tard, en 1997. Depuis, l’usine n’a pas bougé. Odeur d’huile, mégots dans le cendrier, poubelle pleine, tout est resté intact et rien n’a changé entre la fermeture de l’usine et aujourd’hui. Cette fabrique d’étampes qui employait 15 collaborateurs au plus haut de sa production est aujourd’hui visitable. Le visiteur peut admirer les anciennes machines, les grandes fenêtres typiques des ateliers d’horlogerie de la région et même le bureau du patron sur lequel trône encore un paquet de cigarettes. Un voyage dans une autre époque ! »
Tel est le descriptif de Jura Tourisme. Un dimanche de ce mois d’août 2021, nous avons visité cette usine dont nous connaissions un petit coin par une peinture de Pascal Bourquin que nous lui avons achetée en janvier 2021. Elle se situe derrière une maison de maître du XVIIIe siècle, inattendue dans le village aux 42 fontaines.


Au coin sud-ouest du grand atelier de l’ancienne usine, un tour – ou une autre machine – est recouvert d’un voile noir. Armoire, tables, bocaux de confiture contenant de la colle, mur décrépit, prise électrique et vieux néons, clés anglaises accrochées, tuyau de chauffage, boite à outils en plastique : le temps s’est arrêté.


Le peintre chaux-de-fonnier Pascal Bourquin, notre cher ami que Christophe Stawarz avait présenté lors d’une exposition à Saint-Imier en 2017, travaille d’après ses propres photographies.
Ses peintures trouvent toujours leur point de départ dans une émotion intense ressentie au contact d’un paysage, d’une lumière, d’une vibration particulière. Un instant de plénitude où le moi fusionne avec le réel pour ainsi dire. Il s’agit d’une expérience éphémère que Pascal enregistre tout d’abord au moyen de son appareil photo. Au moment où il déclenche l’obturateur, il sait qu’il fixe dans son boîtier la matière d’une œuvre à venir. C’est alors que commence un travail méthodique et patient dans son atelier de la rue du Progrès à La Chaux-de-Fonds. La scène photographiée est d’abord soigneusement recadrée, les lignes de force du sujet sont ensuite reportées sur un panneau de bois, puis se succéderont les couches de peinture à l’huile jusqu’à l’achèvement de l’œuvre, c’est-à-dire ce moment où la scène originelle accède, transfigurée, à une nouvelle vie.
L’illusion, dans un premier sens, fonctionne à merveille : la peinture ne fait que reproduire le réel, avec le risque que le faux dévalorise et dégrade le vrai, que l’art ne soit qu’une vaine et stérile imitation du réel, une apparence dépourvue de réalité. En français, l’illusion est clairement négative.


Dans le sens espagnol du mot ilusión, le peintre et son spectateur expérimenteront la peinture avec une valeur positive. C’est un espoir, l’attente avec confiance de la réalisation d’un projet, d’une action. Tournée vers le futur, l’ilusión espère avec enthousiasme que quelque chose se produira.
Christophe Stawarz parlait de transfiguration et dans Le Côté de Guermantes, Proust évoquait la manière dont un artiste original va être reconnu : «Le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leurs peintures, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu), nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autres fois, puisque ce sont des Renoirs, tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux.»
Les peintures de Pascal Bourquin nous avaient habitués à atteindre une suspension du temps, « toute l’émotion d’une présence au monde » (Stawarz), la magie d’une lumière particulière.
Dans celle-ci, peut-être son chef-d’oeuvre qui habite dorénavant notre intérieur, les espaces imaginaires nous emmènent loin. Loin vers l’histoire de la peinture, loin vers des images religieuses peuplant notre monde secret.
Comment ne pas y voir une vanité d’aujourd’hui, une nature morte dont les multiples signes (bocaux vide ou à moitié vide, fissures, interrupteur déconnecté, voile noir tel un sablier inversé, manche de l’étau arrêté comme les aiguilles d’une pendule) renvoient à un monde industriel perdu, à la fugacité du temps annonciateur d’une mort inéluctable.
Pascal et moi-même y lirons des réminiscences religieuses de processions andalouses. Une Vierge noire (la Virgen de la Desolacion, disons-nous entre nous) semble n’être là qu’avec son manteau noir triangulaire qui ne drape qu’un fantôme, sous une croix sans homme; sans père… Elle pleure la vie perdue dans l’espoir toujours vivant d’un monde autre : ici, dans cette Fabbrica, celui de la peinture pure toujours à recommencer, de sa grâce bienfaitrice qui nous délivre du poids de l’existence.



L’étau semble vivant, comme si peint par Vermeer….