Ce livre hors normes, qu’aucune maison d’édition traditionnelle n’aurait pris le risque de publier, fait voir aux lecteurs le monde à l’envers des convenances et des références habituelles. Le monde de l’art, les grandes oeuvres et les grandes institutions, sont saisis comme on voit le
Grand Combin d’Aoste : de l’autre côté du versant habituel.
Le lecteur devra donc accepter ce contrat de lecture particulier : plonger dans les fantaisies d’un artiste. L’artiste qui, par son flair, son oeil, sa main et ses jambes, son esprit, est rapide et surprenant à concevoir des choses nouvelles. Dans sa forme libre, ce livre – et la vie même de François Egli – est donc bien une fantaisie, dans le sens musical du terme: « une composition d’allure libre, brillante, proche de l’improvisation, soit en raison d’un tempo libre, soit par une manière de composer« . Pensons aux Fantaisies de Mozart, Chopin, Schumann et Brahms.
Et regardons pour commencer une « fantaisie » visuelle d’Egli, qui parle peu de ses créations. C’est ici Enfance de l’art qu’Etienne Farron a eu la bonne idée d’intégrer dans un cahier iconographique placé au milieu de son ouvrage. Jeux visuels comme improvisés, primitivisme apparent à la Paul Klee.

Tout notre
artiste est là, à la main leste et habile qui constuit aussi des faux plafonds quand il doit gagner sa vie en Espagne, main qui tient les fourchettes de gueuletons et les verres de phénoménales foires. L’Espagne, de 1982 à 2009, fut la seconde patrie de François, exubérante, excessive, baroque dans ses contrastes entre la « dèche » et le luxe.
« À Saragosse, j’ai passé du Ritz au carton, et du carton au triomphe. Je m’en fous, quand tu sais que tu t’es déjà fait tous les palaces, tu dors fastoche dans un carton. Quand tu n’as jamais dormi de ta vie dans des palaces et tout, ça doit être nettement plus chiant. En tout cas moi, j’utilisais ça pour m’amuser de mon sort, et pour supporter mon sort. Et puis j’étais encore plus fort le matin. Je me levais, j’allais boire un café au lait, et puis c’était reparti pour la journée. Enfin bref.«
L’artiste est donc souvent clown et clochard, vedette et histrion, qui amuse les galeries, qui fatigue ses guiboles à errer sur des routes désertes ou à arpenter des plages nocturnes imbibées de stupéfiants.
Artiste aussi à l’esprit prompt à séduire un acheteur de tableaux de valeur, à clouer le bec de conservateurs de musée et d’avocats véreux. Ainsi, le récit de la fameuse vente aux enchères du Noirmont en 2009 frôle l’anthologie avec le fameux Saut du Doubs de Charles L’Eplattenier et l’Helvetia de Courbet, séquestrée puis endommagée par des douaniers.
Egli a tout vécu ce que peut vivre un homme fréquentant les milieux de l’art : galeries, ventes aux enchères, collections privées, chefs-d’oeuvre de l’art. Il est doué d’un flait phénoménal pour sentir l’acheteur potentel de belles oeuvres d’art. Il possède également un génial oeil artistique capable de saisir mieux qu’un historien de l’art l’infinie valeur des oeuvres, d’un Zurbarán par exemple.
« Et un Zurbarán, c’est une merveille. C’est d’une beauté, mais c’est les grands classiques. Comme ce peintre bossait en général pour l’église, l’Agneau mystique (Agnus Dei) de Zurbarán c’est juste un des chefs-d’œuvre de tous les temps de la peinture. Cette espèce d’agneau sur un fond noir, il a une sorte de lumière intérieure qui donne les frissons. Dans tous ses tableaux, tu vois les veinures des ongles ! Quand tu vois la main dans ses grands portraits de cardinaux, dont il a le secret, il en a fait énormément, tu vois toutes les soieries bouger, la transparence, je te dis, tu vois les veines qui sont dans l’ongle. C’est la perfection. Il a fait d’autres tableaux, dont une ou deux natures mortes. Ce sont deux ou trois coings, dans un plat en argent ou en étain, du métal, que tu devines. C’est la plus belle nature morte qui ait jamais été faite. »
L’oeil de cet « artiste » est intraitable quand il juge de mauvais accrochages ou de piètres musées comme la Fondation Gianadda.
Livre très intéressant et très instructif malgré sa forme volontairement familière. L’histoire de l’art se mêle à l’art de l’histoire.