« Après le monde » à La Chaux-de-Fonds


Après le monde d’Antoinette Rychner est une fiction politique et sociétale qui vient d’être rattrapée par la réalité qu’elle imagine. Un monde, tel que nous le connaissions, ravagé, englouti. Plusieurs passages se passent à La Chaux-de-Fonds, une ville qui essaie de résister aux pénuries et à la mort de l’État de droit. L’avoir lu il y a un mois le rend troublant, moins déprimant que lucide.

J’ai choisi ce passage qui décrit notre ville :

Mais pourquoi tu l’as fait puisqu’on n’a pas le droit de tuer, sauf si c’est un animal pour le manger ou un humain pour se défendre ?

– Je l’ai fait parce que je voulais ces pommes. Aujourd’hui, je me dis qu’on aurait pu partager. Mais sur le moment… On ne pouvait plus se mettre à la place des autres. Chacun s’était fabriqué… une membrane infranchissable autour de lui-même. Tout était égoïsme, compétition. C’était affreusement stressant, c’était abominable. J’ai commis quelque chose d’impardonnable, maintenant je dois vivre avec. Tu comprends ?

Jana vit sa mère dépasser les autres pour les rejoindre, et prendre Olivier par la main. Le sentier s’était suffisamment élargi pour qu’ils avancent les trois de front.

Le geste de Christelle avait dissipé le triangle bleu, et l’air semblait avoir changé de composition. La tension laissait place à une nouvelle structuration des êtres et des choses, plus indulgente et apaisée. Quelque chose de sûr, de juste, qui englobait entièrement la petite fille en quête de vérité.

 

Alors que La Chaux-de-Fonds n’était plus qu’à deux kilomètres et que, suivant un coude avant la grand-route, ils avaient débouché dans un pâturage entre Le Reymond et le mont Sagne, leur apparut un large morceau de la ville.

Ils l’avaient déjà aperçue de Tête-de-Ran, mais elle était, à présent, suffisamment proche pour dévoiler son caractère. Son plan rectiligne était encore visible, mais l’on voyait beaucoup de bâtiments à demi démolis, servant à la récupération de tuiles, poutres, moellons et planchers. D’autres étaient reliés par des passerelles, tunnels et passages couverts, qui permettaient de rejoindre les différentes ailes d’habitations communes sans s’exposer aux intempéries.

Olivier était tout excité, et si l’absence de pales au sommet de la cheminée de Cridor lui avait causé une légère déception, il prétendait distinguer la tour Espace Cité — qui, d’après ce qu’ils avaient entendu, servait essentiellement de serre — aussi bien que les usines dont on leur avait parlé au Cucheroux : une conserverie, une fabrique de chaussures et une autre de couteaux, où l’on ferraillait l’énorme stock d’acier démantelé dans les anciens bureaux ou espaces commerciaux.

Certaines industries de réseau avaient également repris de l’essor. Dans la ville qui s’étendait devant eux, un service mutualisé, peu mécanisé mais robuste, assurait la distribution bijournalière d’eau potable ainsi que la récupération des eaux usées et des matières issues des toilettes sèches.

– Derrière ces blocs, dit Olivier à sa fille en pointant le quartier des Arêtes, le terrain descend vers la combe du Valanvron. Là en bas, ils ont des bassins de phyto- filtration : l’eau est nettoyée par les plantes

– Est-ce qu’à La Chaux-de-Fonds ils ont l’eau courante ?

C’était une autre expression que la fillette avait retenue au cours des enseignements prodigués par ses parents. La première fois qu’elle l’avait entendue, elle s’était tordue de rire, imaginant une sorte de jerricane monté sur pattes, courant dans tous les sens$

– Non, ils n’ont pas l’eau courante. Faire couler l’eau des robinets, ça demandait des systèmes d’adduction et d’assainissement, des compresseurs, des pompes, des alternateurs, des trucs automatisés… Qui sait : peut-être qu’on arrivera bientôt à la rétablir par gravité, mais en attendant, ici, ils se sont organisés. Il y a six « grands ménages » de cinq cents personnes à La Chaux-de-Fonds. Eh bien, chaque quartier reçoit de l’eau propre pour ses cuisines et ses bains publics, amenée par charrette-citerne. Ils se sont arrangés entre tous les grands ménages pour que chacun d’eux participe à ce service.

Tenant toujours la main de son père, Jana observait les plots assemblés des maisons, la géométrie orangée des toits et la verticalité blanche des tours de l’est, impatiente de pénétrer en cette ville dont ses parents parlaient tant et qui lui faisait, maintenant qu’elle la voyait lovée dans son vallon, l’effet d’une coulée de matériaux à jamais inassimilable aux prés, champs et bois alentour, alors même qu’elle en épousait parfaitement les lignes matrices.

– Comment ils s’appellent, les gens chez qui on va

– A La Chaux-de-Fonds ? Les « Meuqueux ».

– Pour de vrai ?

Les yeux de Jana pétillaient, espiègles et incrédules.

– Je te jure ! Et ceux qu’on connaît, maman et moi, ils sont de la communauté des Mélèzes

– Alors – la fillette pouffait — on va chez les Meuqueux des Mélèzes

– Exactement !

Eclatant de rire, ils se remirent en marche.

Après une castastrophe naturelle en Californie, le monde d’avant a commencé à s’effondrer : plus de ressources pétrolières et énergétiques, plus de système financier et bancaire, plus de biens de consommations, plus de moyens de communication et de transport,  plus d’Etat de droit. Des bandes fascistes qui terrorisent, des familles qui se déplacent à pied à travers l’Europe, des gens qui bricolent des systèmes énergétiques de fortune, des passeurs qui font circuler l’information en marchant d’un lieu à l’autre, des femmes, les héroïnes, qui essaient de garder la mémoire du passé dans des chants qu’elles apprennent par coeur. Dans leur intimité, dans une proximité chaleureuse, « la commune affirmation d’être autre chose que de la chair en sursis ».

Antoinette Rychner aurait dû présenter la genèse de son travail le 23 mars au Club 44. Quand son livre aura été lu par des centaines de gens rescapés du coronavirus, elle gardera la tête froide, le succès modeste, les valeurs humanistes intangibles, avec « la confiance que nous placions en l’être humain et sa bonté »

En automne 2015, elle était venue dans ma classe de 2e année du lycée présenter Le Prix, en compétition pour le Roman des Romands, un prix littéraire décerné par trente classes de Suisse. Cette matinée fut mémorable, notamment quand Antoinette déploya le plan de son roman sur le lino de la salle.

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Après le monde est aujourd’hui encore disponible dans quelques librairies romandes qui pourront vous l’envoyer par la Poste. Il en resterait quelques exemplaires à la Méridienne. 

Quand la guerre sera peut-être terminée contre le coronavirus, ce roman entrera dans l’histoire de la littérature romande. Antoinette refusera d’en être fière, troublée qu’elle aura été par la réalité. Nous serons, nous, heureux d’avoir fait connaître ce livre qui nous hante chaque jour.

À tout bientôt au Club 44, mais il faudra prévoir de présenter le plan par terre dans la salle Jean-Paul Sartre !

 

 

 

En lien avec ce livre et la crise du coronavirus, une série d’article philosophiques choisis par Daniel Musy et téléchargeables ici.

 

 

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