Iconographie du Cervin, un clin d’oeil à Roland Barthes


Il y a quarante ans, le 26 mars 1980, disparaissait Roland Barthes, un des pionniers de la sémiologie moderne, un amoureux des textes, un décrypteur de « mythologies ». Son texte sur l’iconographie de l’abbé Pierre, paru dans Mythologies, trouve ici un hommage en forme de pastiche. Un sorte de fragment d’un discours amoureux.

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Le mythe du Cervin dispose d’un atout précieux : le chapeau de la montagne. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de la nature alpine suisse : la solitude triangulaire, le roc penché vers la gauche, la face nord, tout cela complété par la lueur du soleil matinal et le ciel pur. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de notre siècle.

Le chapeau penché vers la gauche, par exemple, à moitié ras, sans apprêt, prétend certainement être l’accomplissement d’un sommet entièrement abstrait de l’art et même de la technique, une sorte d’état zéro de la cime ; il faut bien se couper de la neige, mais que cette opération nécessaire n’implique au moins aucun mode particulier d’existence : qu’elle soit, sans pourtant être quelque chose. Le chapeau du Cervin, conçu visiblement pour atteindre un équilibre neutre entre la neige (convention indispensable pour rester alpin) et la pierre (état propre à manifester la rudesse de la solitude) rejoint ainsi l’archétype minéralogique de la nature alpine : le naturel est avant tout un être sans contexte formel ; l’idée de mode est antipathique à l’idée de nature.

Mais où les choses se compliquent — à l’insu du Cervin, il faut le souhaiter — c’est qu’ici comme ailleurs, la neutralité finit par fonctionner comme signe de la neutralité, et si l’on voulait vraiment passer inaperçu, tout serait à recommencer. La torsion vers la gauche, elle, affiche tout simplement l’Alpe suisse ; conçue d’abord négativement pour ne pas contrarier l’apparence de la nature, bien vite elle passe à un mode superlatif de signification, elle déguise le Cervin en Sainte Montagne suisse. D’où la foisonnante fortune iconographique de ce chapeau dans les livres et les images.

Même circuit mythologique pour le triangle solitaire : sans doute peut-il être simplement l’attribut d’un montagne suisse, détaché des conventions quotidiennes de notre monde : la fascination de la Suisse peut avoir raisonnablement ces sortes de mépris ; mais il faut bien constater que le triangle cervinal a lui aussi sa petite mythologie. On n’est point triangulaire au hasard, parmi les montagnes ; le triangle y est surtout attribut de la voie suisse suisse solitaire, il ne peut faire autrement que de signifier indépendance ; il abstrait un peu son porteur des sommets voisins ; les cimes arrondies sont censés être plus temporelles, les triangulaires plus saintes ; derrière le triangle, on appartient un peu plus à son canton, à la hiérarchie des hauteurs, à l’Église alpine ; on semble plus libre, un peu franc-tireur, en un mot plus primitif, bénéficiant du prestige des premiers solitaires, disposant de la rude franchise des alpinistes, dépositaires de l’esprit contre la lettre : être triangulaire, c’est fasciner d’un même cœur le Haut Valaisan, la Briton ou le Chinois.

Évidemment, le problème n’est pas de savoir comment cette forêt de signes a pu couvrir le Cervin. Je m’interroge seulement sur l’énorme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassuré par l’identité spectaculaire d’une morphologie et d’une définition de la Suisse; ne doutant pas de l’une parce qu’il connaît l’autre ; n’ayant plus accès à l’expérience même de la Suisse que par son bric-à- brac et s’habituant à prendre bonne conscience devant le seul magasin du naturel ; et je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la Suisse qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie du Cervin n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la Confédération s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la nature à la réalité de la dégradation du milieu naturel helvétique.

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