Au Théâtre des Amandiers de Nanterre, là où Patrice Chéreau créa les pièces de Koltès, j’ai vu La Reprise, un spectacle de Milo Rau. Ce fut un très grand moment de théâtre.
La ville de Nanterre a donné le nom de Patrice Chéreau à une esplanade devant le métro Nanterre-Université.
C’est une impression curieuse que de se trouver sur une place qui porte le nom d’une personne morte que l’on a, en son temps, admirée et vu créer. On se « ressouvient en avant » comme dirait Kierkegaard qui se pose la question de la possibilité de la reprise : c’est un mouvement qui consiste à se « ressouvenir en avant », « à re-prendre » le passé vers « l’à-venir ». Quand j’ai vu cette plaque après un demi-heure de train depuis Paris, je n’étais pas dans la réminiscence, simplement tourné vers la grandeur émouvante des pièces de Chéreau, mais dans l’à-venir de la pièce que j’avais envie de voir ce soir-là d’automne, la Reprise, du metteur en scène suisse Milo Rau, actuellement directeur du Centre dramatique de Gand.
Il a réuni quatre acteurs professionnels et deux amateurs dans son spectacle inspiré d’un sordide crime homophobe. « Dépourvue de tout sensationnalisme, cette poignante tragédie est une magistrale démonstration de ce que peut le théâtre » écrivait la journaliste de Libération Elisabeth Franck-Dumas en juillet lors du Festival d’Avignon. Je me sens aujourd’hui incapable d’écrire mieux qu’elle sur cette pièce marquante si bien que j’ai décidé de citer intégralement sa critique.
« C’est un bouleversant petit manifeste, qui brille par son économie. Il se déplie devant nous en exhibant toutes ses coutures, cela fait partie du projet, car La Reprise, Histoire(s) du théâtre est un spectacle sur tout ce que peut, et devrait faire, le théâtre, et comment il y parvient. Un projet résumé poétiquement par l’apparition, en quasi-préambule, du fantôme du père d’Hamlet, dont le monologue est déclamé en anglais avec une voix de stentor par le merveilleux Johan Leysen («un récit dont le moindre mot labourerait ton âme, glacerait ton jeune sang, ferait sortir de leurs sphères tes yeux comme deux étoiles»…). Nous voici aux racines de la tragédie : le théâtre, c’est ce qui fait parler les morts, et c’est aussi ce qui est joué à leur attention.
En une heure quarante, Milo Rau et ses comédiens, quatre professionnels et deux amateurs, vont faire vivre l’idée, la questionner, offrant une démonstration radicale des potentialités de la performance, et de ce que le metteur en scène de 41 ans, qui vient de prendre la direction du NTGent, théâtre national belge de Gand, entend par «l’acte fondamentalement solidaire» à quoi il entend élever sa pratique. Ses Histoire(s) du théâtre, dont ceci est le premier volet, et dont le titre emprunte aux Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, se veulent une «enquête performative à long terme sur la plus ancienne forme d’art de l’humanité».
Banlieue, chômage et légèreté
Après un long travail d’enquête, Milo Rau, avec l’aide de la troupe, a écrit le texte de La Reprise, qui est inspiré d’un épouvantable fait divers s’étant déroulé à Liège en 2012 : le meurtre, un soir d’avril, d’un jeune homosexuel, Ihsane Jarfi, tabassé par un groupe de types qu’il ne connaissait pas, et laissé nu et agonisant sur le bord d’une route en lisière de forêt. L’histoire a été «apportée» à Milo Rau par l’un de ses compagnons de route, Sébastien Foucault, qui, alors qu’il était en congé, «enfin, au chômage», a suivi le procès des assassins de manière obsessionnelle. Le chômage, la banlieue de Liège labourée par la crise économique, ses hauts fourneaux éteints, tout cela est le décor, sinon un personnage, de La Reprise. Mais le spectacle n’est pas une élucidation, plutôt une longue interrogation, où chaque partie, chaque question posée, par la pièce ou in petto par les spectateurs, viendra ajouter un étage à l’édifice impalpable se construisant entre les participants – public, comédiens, protagonistes du crime convoqués sur scène.
Tout s’engage pourtant avec légèreté : la grande silhouette de Johan Leysen entre en scène en se demandant comment entrer en scène (rires dans la salle) et à quel moment un acteur devient un personnage. Dans une pièce d’une telle densité, chaque mot compte, et a le pouvoir de revenir hanter le spectacle à un moment ou à un autre – ce mot-là compris. Le questionnement mène à la représentation du casting de la pièce, étape fondamentale de la création, d’autant plus que deux des postulants, les deux amateurs, ont été prélevés sur le terreau liégeois – ce qui donne déjà une idée de la manière dont Milo Rau envisage son travail. «Aux moins deux des acteurs ne peuvent pas être des acteurs professionnels», claironnait sa déclaration de principe Manifeste de Gand, publiée à son arrivée au TNGent en mai 2018.
A quelles fins, cette proposition-là ? On le comprend dès lors que ces amateurs se mettent à parler. L’un d’eux, Fabian Leenders, a été maçon à Liège pendant treize ans, puis se retrouvant au chômage, a suivi une formation de magasinier – «mais j’ai l’impression qu’à Liège tout le monde a son brevet cariste». Mèche dans les yeux, silhouette trapue, gestes empruntés, il jouera l’un des assassins, est allé jusqu’à le rencontrer en prison, et s’étonnera qu’ils aient connu, en tout cas jusqu’au jour fatidique, quasiment le même parcours. Il y a aussi Suzy Cocco, qui améliore sa petite retraite en promenant des chiens, et incarnera la mère d’Ihsane Jarfi avec une discrétion lasse et poignante. Et puis il y a un professionnel, Tom Adjibi, déjà marquant dans son rôle de médecin dans Deux jours et une nuit des frères Dardenne, Français d’origine béninoise à qui l’on propose toujours de «jouer des origines, pas des personnages» et qui incarnera la victime. Les frères Dardenne reviennent comme un running-gag au long de la pièce, leurs films étant, semble-t-il, le seul horizon professionnel offert à des aspirants comédiens du coin.
Dans un interrogatoire à la tonalité parfois très personnelle («as-tu déjà joué nu ? as-tu déjà frappé quelqu’un sur scène ?») leur est demandé à tous : pourquoi le théâtre ? «Parce qu’il y a une liberté là-dedans», répond Fabian Leenders. C’est un bilan de compétence qui lui avait révélé qu’il avait «un profil artistique» (rires dans la salle, encore; gênants ceux-là). A la même question, Tom Adjibi offre une autre réponse, citant un texte de Wajdi Mouawad sur un acteur se pendant sur scène, et appelant donc une réaction des spectateurs. «Sinon le personnage meurt. L’acteur meurt.» Toutes ces phrases nous reviendront comme des boomerangs, chatouillant à divers moments les tréfonds de notre conscience.
L’après tragédie
S’engage ensuite le récit à proprement parler, qui n’est pas chronologique, et se déroule simultanément sur le plateau et sur un écran juste au-dessus. Y sont projetés le résultat du tournage, en direct, de ce qui se passe sous nos yeux, mais aussi d’un tournage antérieur, dont les scènes ressemblent à ce que nous voyons. Que retenir du déploiement du fait divers ? D’abord que ce sont ses à-côtés, des moments de grande tendresse, qui émeuvent aux larmes et marquent, bien plus que la reconstitution du crime. Comme cette scène jouée par Johan Leysen et Suzy Cocco, tous deux nus, qui rejoue l’angoisse ressentie par la mère sans nouvelles de son fils, le soir de son anniversaire. Cet instant qui suit, où le père raconte avoir demandé si son fils était conscient lorsqu’il fut laissé à mourir sous la pluie. Et cette autre confession, jouée par Sébastien Foucault dans son propre rôle, lequel avoue penser sans cesse à Ihsane Jarfi, vouloir «partager sa terreur», «l’accompagner».
Quant à la «reprise» du crime, forcément inexacte puisque basée sur les déclarations et souvenirs des tueurs, ses éléments insoutenables, les coups, la nudité, l’humiliation, ont été en partie désamorcés par ce qui a précédé : ils en ont perdu non pas leur charge, mais tout sensationnalisme. Et de cette reconstitution, c’est donc surtout la durée, le trajet interminable de la voiture où Ihsane Jarfi fut embarqué et roué de coups, toutes ces occasions qu’ont eues les types de se réveiller du cauchemar dans lequel ils embarquaient leur victime, ces perches temporelles tendues au sursaut de conscience, qui frappent. On les attend en vain, contre toute logique. C’est à cet endroit, dans le décalage entre ce qui aurait pu, aurait dû se passer et ce qui n’a pas été, matière première de toute tragédie, que la pièce est poignante et extraordinairement réussie, mais aussi, dans la forme que Milo Rau lui a donnée, résolument contemporaine et politique.
Et si l’un de ces tueurs, se demande-t-on fugacement, par exemple le double de Fabian Leenders, avait croisé la route d’un metteur en scène de théâtre, lui aussi ? Le destin de tous en aurait-il été changé ? La Reprise est aussi le titre d’un essai de Soeren Kierkegaard évoqué par Milo Rau, où il est question de «ressouvenir en avant». La patiente construction qui nous amène à ce genre de ressouvenir nous engage tous – ce à quoi nous renvoie aussi ce très beau numéro de danse unissant les personnages du bourreau et de la victime, et ces citations de la poétesse Wislawa Szymborska, décidément toujours si justes, tirées de Theatre Impressions, sur ce qui se passe après une tragédie, une fois la représentation terminée. Ils forment la réponse à une question formulée par Milo Rau et scandée par la pièce dans son ensemble : «Pourquoi n’y a-t-il pas d’idée d’un collectif, d’une classe, d’une humanité avec un destin commun ?»
Arnaud Maïsetti, un émérite blogueur, dont l’article vaut la peine pour ceux qui souhaitent aller plus loin encore dans l’analyse, finit son texte en décrivant la fin de la pièce.
« A la fin du spectacle, l’acteur (amateur) qui jouait Ishane Jarfi se présente devant nous, et répète un texte de Wouajdi Mouawad qu’on avait entendu, au début, au moment de son casting (qui était la répétition de son propre casting, sans doute).
Un plateau vide. Une chaise en fond de scène l’extrémité jardin. Une corde attachée à une perche se terminant par un nœud coulant pend au-dessus de la chaise.
Je vais monter sur la chaise et passer le nœud autour de mon cou pour le serrer solidement. Quand tout sera en place, je me balancerai jusqu’à ce que je parvienne à faire basculer la chaise et que mes pieds perdent leur appui. Lors des répétitions, j’ai constaté que je pouvais tenir une vingtaine de secondes avant que mes forces ne me lâchent. Au moment où la chaise tombera, j’invite un volontaire à bien vouloir monter sur scène pour venir me soutenir les jambes. [1]
Le jeune acteur explique que c’est là le théâtre parfait, et impossible : si un spectateur venait pour le sauver, il mettrait fin à la représentation ; si personne ne vient, le spectacle peut s’accomplir, seulement ce serait au prix de la mort d’un homme.
Et la reprise de se jouer désormais : une corde (visible sur mon image des saluts des acteurs) de descendre des cintres, l’acteur de monter sur la chaise, de se mettre la corde au cou, et la lumière de s’éteindre au moment où…
Évidemment, personne ne surgit du public : non pas tant qu’il demeure cet infatigable bourgeois docile, mais parce que tout nous a montré que le plateau n’était pas la vie, mais ce lieu autre où se jouait la possibilité d’appeler les morts à soi, pour, si ce n’est conjurer leur disparition et les venger, au moins les rendre visibles, et intacte leur force de remuer dans le vide leurs jambes soutenues par quelques ficelles de théâtre. »
Ce soir-là à Nanterre, au moment où l’acteur était sur le point de tomber de la chaise et avant le noir, une voix féminine a surgi du public : « Non » !
Nous avons alors compris que ce spectacle, en posant la question essentielle de la représentation de l’irreprésentable, la mort, nous oblige, nous spectateurs, à toujours rester responsables. La spectatrice a crié « non » parce qu’elle s’est sentie, comme nous tous dans la salle, coupable d’assister, en voyeuse, à un spectacle qui montre le mal. Au final, il arrive à faire parler les morts et leur offrir une nouvelle existence par-delà la mort.
La scène du théâtre des Amandiers avant le spectacle. A gauche l’espace du jeu des scènes rejouées; à droite la table de travail de l’acteur Johan Leysen avant le casting qu’il va diriger. Au centre, l’écran sur lequel des scènes en vidéo seront projetées.
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