Jacques Perrin, mon ami depuis quarante ans, philosophe, oenologue, marchand de vins, alpiniste et hédoniste, publie un livre qui résume sa vie, L’Archipel du goût. À travers quatre parties et trente-cinq chapitres, conçus comme des îles à aborder, il nous enseigne que la philosophie et la montagne sont inséparables pour lui de son amour du vin. Même plus, sans elles, il ne pourrait écrire sur sa passion qui fut et continue d’être sa vie.
Cette image du profil Facebook de l’auteur donne la clé de son ouvrage : le mont Tziknias, le point le plus élevé de l’ile de Tinos, des vignes en bas, un nuage qui navigue au-dessus d’une mer sereine.
« Qui veut être un éclair doit rester longtemps nuage », écrivait Nietzsche dans un fragment posthume de 1883. L’Archipel du goût est un ouvrage qui a patiemment mûri, comme si les fulgurances et les révélations qu’on y lit n’étaient surgies dans les courts chapitres qu’après un long processus de maturation. Comme certains vins dégustés dans une vie !
Les quatre parties contiennent successivement 6, 12, 11 et 6 chapitres, de six pages au plus. Chaque chapitre comprend des sous-parties séparées par un astérisque. En plus, chacune d’elles ménage souvent des espaces entre les courts paragraphes.
La lecture des 180 pages est ainsi brève, intense, acérée. On se demande en outre pourquoi la troisième partie, Voyages, ne contient qu’onze chapitres et pas douze pour la parfaite symétrie attendue d’un auteur pareillement perfectionniste. Il y a donc un blanc, un vide, une faille que seul l’ami peut comprendre, mais pas dans cet article…
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Jacques Perrin est un homme de la montagne : le Valais qui l’a vu naître (« Je revois les petits villages arrimés sur les petits escarpements, les vallées obscures balayées de coulées »); les rocs qui enfantent certains vins adulés comme le Clos Sagasta de l’île de Tinos dans les Cyclades (« Une verticalité cristalline, diaphane, en tension minérale. Une épure et une infusion subtile et ténébrante de roches, de vagues, de vent et de lumière »); et ce sommet, l’Ogre-Eiger, escaladé avec un ami. Ils bivouaquent dans la paroi nord et boivent dans le froid une bouteille de Margaux 1900 en hommage à un ami foudroyé par le cancer.
La montagne, les roches, les plis géologiques, les blocs qui se sont fissurés, font les grands vins en synergie avec un micro-climat, un ou des cépages, et la main de l’homme qui entrent mutuellement en résonance. L’ouvrage commence et se termine par des souvenirs de montagnes : le vin des glaciers de l’oncle valaisan et ce fameux bivouac sur l’Eiger.
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Pour le philosophe Maurice Merleau-Ponty, né en 1906 et auteur de La Phénoménologie de la perception, mon corps n’est pas seulement une chose étudiable par les sciences. Il est une condition de l’expérience, il constitue l’ouverture perceptive au monde. Le philosophe reconnaît, contre le dualisme cartésien corps/esprit, une corporéité de la conscience et une intentionnalité corporelle.
Perrin, influencé par Merleau-Ponty, va être marqué par « cette énigme du corps, sa relation au monde, le lien charnel que nous entretenons » avec lui. Il y aurait une « forme de pensée corporelle passant par nos cinq sens en même temps ». Nous possédons une « sensibilité originelle unique » qui a destiné le futur licencié en philosophie Perrin à vite « délaisser les cours » pour explorer « l’archipel du goût » et de la « perception qui en garde la trace ».
Pour aller « au cœur du vin » l’exploration commence par « relier le goût au lieu qui l’a vu naître » : la Côte de Nuits, Bandol, le Priorat, les Langhe, pour les vins de monocépages parmi les plus fameux qu’évoque le livre.
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Les chemins parcourus par Jacques Perrin furent aussi un peu les miens à ses débuts professionnels, après la création de son entreprise, le CAVE (Club des amateurs de vins exquis) et de la revue du club, Vinifera, parue dès 1988.
Chacun de notre côté, nous découvrîmes la cuisine de Frédy Girardet et de Régis Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid (puis, quant à moi, celle de Georges Wenger, Michel Bras et Joël Robuchon). Nous rencontrâmes le vigneron alsacien André Ostertag à Epfig, un vigneron-artiste créateur de vins ciselés à l’empreinte minérale. Nous participâmes à des fêtes improvisées à Morgon chez Marcel Lapierre, vinificateur d’un vin sans sulfite, dont la cuvée 1985 reste mémorable.
Nous fîmes sous la conduite de Jacques un inoubliable voyage oenologique dans la vallée du Douro en 1994. Et je garde aussi le souvenir de bouteilles rares d’Hermitage et de Château Rayas 1981, achetées, sinon extorquées, à Jean-Louis Chave et Jacques Reynaud. Et les images d’un achat d’une caisse de Tertre-Roteboeuf 1989 chez l’extraordinaire François Mitjaville à Saint-Emilion.
J’eus aussi la chance avec mon épouse d’être un jour glacial de décembre 1987 « l’envoyé spécial » de Vinifera dans la cave de Henri Jayer, un grand vigneron de Vosne-Romanée. Il en résulta un article aujourd’hui prémonitoire sur une certaine face de la montagne Vin : la spéculation, la fraude, l’escroquerie, la folie des grandeurs.
Jacques Perrin a bien raconté cette « puissance du faux » à la fin de son ouvrage, juste avant l’ascension de l’Eiger. Un mythomane californien a trompé d’autre Américains aussi fous que lui en trafiquant de grandes bouteilles qu’il leur apportait, grand prince du vin. Les vrais princes furent les Jayer, Chave et Reynaud, avec leurs accents rocailleux.
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C’est pourquoi Perrin a voulu que son ouvrage raconte son odyssée vers la sagesse, l’épure sensitive et l’ascèse dans son rapport au vin, à la cuisine et aux lieux inspirants. Dans la troisième partie, Voyages, on lit notamment l’ascension du Mont Ararat, berceau du vin en Arménie, le pèlerinage au Mont Athos et l’expérience d’un repas à huit convives dans un trois étoiles de Tokyo, Kojyu, en 2008.
Dans le numéro 38/39 de la revue Vinifera, ce menu est détaillé.
Dans l’Archipel du goût, plus elliptique, seule la synthèse sensorielle est présente, comme un condensé phénoménologique : « La gradation subtile des goûts, la manière d’associer les textures, la transparence. En jouant sur les miroirs de la profondeur et de la surface, sur les éléments, l’eau, la terre, le feu, l’air. Tout ce qui vibre, danse, brûle. »
Sommes-nous loin, dans cette cuisine, des expérimentation du chef Ferrán Adria au début de notre siècle vers Cadaquès ? En 2000 justement, j’avais eu l’occasion d’écrire dans Vinifera un article pseudo-littéraire qui ne vaut peu en regard des expériences existentielles de mon ami Jacques.
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En hommage à mon amitié pour Jacques, je partage ici, comme conclusion à la lecture de son livre qui nous laisse les portes ouvertes et l’esprit libre, une image récente du vignoble de l’Altenberg, à Bergheim, où office un autre grand poète et philosophe du vin, Jean-Michel Deiss.
Autant Deiss est baroque dans sa description lyrique de son Altenberg 2018, autant Perrin est cistercien comme son maître Jules Chauvet qui consignait, en 1987, sa dégustation avec Jacques d’une Romanée Saint-Vivant 1928 : « Ce cru… arôme strict de rose épicée, celle de Damas… puis violette, réglisse et truffe dans la continuité… le tout associé au cuir. La courbe en bouche, d’un dessin très pur, marque un relief vigoureux. Il est à son apogée et sa présence semble éternelle. Tout grand vin est comme une embarcation qui nous ferait voyager. » Sur l’archipel du goût…








