La tragique spéculation sur les vins d’Henri Jayer


Le grand chef Benoît Violier à peine enterré, voilà qu’un journal-vautour s’empare de son suicide pour tenter de l’expliquer par une vaste escroquerie dont il aurait été victime en voulant acheter aux enchères des vins du vigneron Henri Jayer, millésime 1985. Il se trouve que nous avions rencontré ce vigneron en décembre 1987 pour faire un article qui a paru en mai 1988 dans le numéro 2 de la revue Vinifera, tout juste créée par notre ami Jacques Perrin.

 

vigneronHenri Jayer

Voici l’article de Bilan, paru aujourd’hui.

Benoît Violier aurait été victime d’une vaste escroquerie

6 Février 2016

PAR MYRET ZAKI ET SERGE GUERTCHAKOFF

Après le suicide de Benoît Violier dimanche 31 janvier, et les obsèques du 5 février à laquelle ont assisté 1500 personnes, émerge le scénario d’une énorme escroquerie ayant précédé la tragédie. En effet, de nouvelles informations parvenues à Bilan laissent penser que le célèbre chef étoilé de l’Hôtel de ville de Crissier (VD) était pris dans des démêlés financiers importants, qui n’étaient pas de son fait, mais qui portaient sur des pertes considérables liées à des investissements dans de grands vins, dans le cadre d’une vaste escroquerie orchestrée par une société valaisanne.B

En 2015, une affaire de détournement de fonds a secoué le Valais: un financier, B., et son associé, E., ont proposé à la vente des bouteilles de vin rares et cotées. Plusieurs restaurateurs, dont Benoît Violier et son établissement, auraient souscrit à l’achat plusieurs bouteilles, pour des montants considérables, et ne les auraient jamais obtenues. Il semble avéré que de nombreux restaurateurs de Suisse comptent parmi les victimes de B. Les noms de Frédy Girardet, de Philippe Rochat en plus de Benoît Violier ont été cités.

Un grand chef alémanique qui a fait partie de ce cercle de souscripteurs au même titre que Benoit Violier témoigne pour Bilan, sous couvert d’anonymat : «B. était client chez moi depuis des années. Nous avons fini par créer des liens d’amitié. Nous avons été à Bordeaux effectuer des dégustations de primeurs». En mai 2015, B. propose à ce chef alémanique d’investir en vue d’une prochaine vente aux enchères qui s’est tenue à Genève le 6 décembre sous l’égide d’une jeune maison de ventes. Il s’agit d’acheter des bouteilles du Domaine Henri Jayer en Bourgogne, les vins les plus chers au monde, à en croire certains sites spécialisés.

Il est alors garanti au restaurateur alémanique de pouvoir ainsi réaliser, au terme de la vente aux enchères, une plus-value de 40%. Difficile de savoir si cela s’est confirmé. Un lot de 12 bouteilles du Domaine en question, du millésime 1985, est parti à 264’000 francs, un autre de six bouteilles du millésime à 216’000.-. Reste que, dès le mois d’août, après avoir remis 250’000 francs à B., le chef alémanique n’a jamais réussi à l’avoir au bout du fil. Le Valaisan ne répondait plus à ses SMS non plus.

Il apprend en octobre, par un de ses amis, que le courtier serait mis en détention provisoire depuis plus d’un mois déjà. Des plaintes pénales avaient en effet été déposées contre B. et sa société. Selon nos informations, ce seraient les personnes en charge de la succession de Philippe Rochat (décédé subitement en juillet dernier) qui auraient découvert dans ses affaires des documents indiquant que B. était débiteur de ce dernier pour un montant d’environ 700’000 francs.

Benoit Violier, le chef de Crissier dont le décès a surpris tout le monde, aurait subi le même sort que son homologue alémanique. Or B. serait justement sorti de prison fin janvier, soit quelques heures avant que Benoît Violier mette fin à ses jours. Pure coïncidence? Contacté vendredi en fin de journée par nos soins, Frédy Girardet n’a pas souhaité s’exprimer à ce sujet. Il relève que l’enquête au sujet de B. suit son cours, sans commenter les rumeurs indiquant qu’il aurait lui-même perdu des millions dans l’affaire et qu’il serait l’un des premiers plaignants.

Dans cette affaire rappelant celle de l’escroc new-yorkais Bernard Madoff, B. et E. ont vendu entre deux et quatre fois la même bouteille à différents souscripteurs, à des prix allant de 20’000 à 40’000 francs la bouteille. Ainsi, les acheteurs ont souscrit plusieurs fois le montant des bouteilles, et étaient trois ou quatre à posséder la même bouteille, à leur insu. Au terme de l’opération, B. et son associé ont empoché 20 millions de francs. Alors qu’il n’y avait tout au plus que pour 10 millions de francs de bouteilles à vendre, selon nos sources. L’établissement de Benoît Violier, qui comptait parmi les gros souscripteurs à ces bouteilles recherchées, aurait aussi essuyé des dettes de B.

Car en plus des bouteilles souscrites et jamais livrées, B., qui déjeunait tous les jours chez un grand chef, aurait célébré son 40ème anniversaire chez Benoît Violier, pour une addition finale totalisant 500’000 francs. Nos informateurs doutent que ce montant ait été payé à l’établissement. Le chiffre des pertes articulé pour l’établissement de Crissier varie selon nos sources, mais se situerait entre 800’000 et 2 millions au total dans « l’affaire B ». Pour l’Hôtel de ville de Crissier, des pertes de cette ampleur auraient-elles fortement affecté les finances? Y aurait-il un lien entre ces déconvenues et l’acte tragique de Benoît Violier le 31 janvier ? Ces informations collectées par Bilan démontrent, en tous les cas, que les derniers mois de la vie du célèbre chef étaient passablement troublés.

Les Valaisans B. et E. étaient à la tête de la société Private Finance Partners, basée à Sion. Fondée en 1999, cette société de courtage financier et de matières premières a été déclarée en faillite par le tribunal de Sion le 30 novembre 2015. Les vins n’étaient pas le seul domaine où les deux associés auraient joué des tours à leurs clients. Une femme domiciliée à Crans-Montana aurait perdu près de 10 millions à cause de divers investissements auprès de B. Une des plaintes pour escroquerie déposées à l’encontre de B. provient par ailleurs des gérants d’une société hollandaise active dans les problèmes d’allergie au latex. Il semble que B. aurait revendu pour dix fois le prix de leur valeur des certificats d’actions de cette société néerlandaise. Provoquant au passage un certain tort à la société en question.

Cette affaire rappelle étrangement celle d’un certain M. qui avait escroqué de nombreuses personnes alors qu’il était gérant du Cellier des Vins Mövenpick au début des années 1980. M. vendait le millésime 1982 de grands vins comme Pétrus en souscription en encaissant l’argent directement, dans le dos de son employeur. Découvert, il s’est enfui avant d’être retrouvé à Evian, vivant sous une autre identité et exerçant la profession d’antiquaire. Laissant un trou de plusieurs millions de francs, cet escroc avait alors préféré se suicider. 

 

Le 8 décembre 1987, de 15 h 45 à 17 h 45, nous avions passé deux heures inoubliables dans la cave de ce vigneron modeste à l’accent bourguignon. Je relis l’article aujourd’hui avec émotion; aurais-je cru que les bouteilles du millésime 1985 qui étaient prêtes à partir pour les USA ou les grands restaurants français seraient peut-être la cause d’une folie spéculative ?


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L’article, le seul que nous ayons jamais écrit sur un vigneron, est prémonitoire du changement radical qui s’est opéré dans le monde du vin depuis 30 ans. Jayer était un artisan vigneron qui ne possédait même pas toutes les vignes qu’il cultivait, une partie étant en bail à mi-fruit. C’était un terrien « préoccupé par la rançon de sa gloire« , écrivions-nous. Il savait qu’il ne nous vendrait rien mais nous avait, à nous simples amateurs chaux-de-fonniers, ouvert la porte car nous comprenions sans prétention ce qu’il nous disait. Le goût de son Richebourg 1986 dégusté est inaltérable dans notre mémoire.

Ses vins du millésime 1985 devinrent mythiques et le paradoxe absolument tragique de leur destin, eux qui résultaient d’un travail artisanal, est qu’ils ont échappé aux valeurs qui les avaient fait naître : l’humanité, la modestie, l’exigence, le respect du terroir et de la tradition régionale.

Des Richebourg à 25’000 francs la bouteille – ayant peut-être fait le tour des ventes aux enchères mondialisées – auraient-ils été une des pièces du puzzle de la mort de Violier ? Certains le démentent. Mais demeure un autre paradoxe tragique possible : ce grand chef que nous n’avons jamais connu (le monde culinaire des étoilés nous effraie aujourd’hui : certains n’ont plus les pieds sur terre !) valorisait lui-même le terroir dans ses particularismes échappant au monde du fric : une bonne poire à botzi, un bon chasselas, un beau chamois valaisan…

 

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