L’âge les sépare, pas la plume, lucide et empathique. L’écrivain Jean-Bernard Vuillème et l’étudiant en lettres Hugo Clémence, tous deux Chaux-de-Fonniers, nous offrent pour la Chandeleur deux contributions personnelles parues en ligne. Elles tranchent avec la pensée virale qui empoisonne les réseaux sociaux : celle qui abdique devant l’invasion du virus. Celle qui, plutôt que de résister avec les scientifiques et les gouvernements démocratiques, collabore avec le facilisme. La pensée que je nommerais collabovirale : la non-pensée populiste, trumpiste, négationniste, obscurantiste : la non-pensée citoyenne.
Jean-Bernard Vuillème a 48 ans de plus qu’Hugo Clémence. « Auteur d’une vingtaine de livres, des fictions (romans, nouvelles), des récits, des essais, il est un écrivain reconnu, plusieurs fois distingué, notamment par le Prix Renfer pour l’ensemble de son œuvre, par le Prix Schiller et par le Prix Michel-Dentan. Il a rédigé des nombreuses contributions à des ouvrages collectifs et des revues littéraires, notamment les revues Europe, Ecriture et Les Ecrits (Québec). Il est aussi un journaliste de grande expérience, en lien avec les principaux quotidiens ou magazines de Suisse romande. » Voilà comment il se décrit sur son site internet, lui qui, en grand écrivain neuchâtelois, a reçu le prix de l’Institut en 2019.
Sa récente tribune sur le site internet du Temps s’attache à dire mieux que nous tous l’inquiétude que nous à avoir tant d’ami-e-s qui font naufrage sur les réseaux sociaux. Sont admirés des faussaires qui « se présentent en militants de la vérité et de la liberté ». Nos ami-e-s ne voient pas que le sommeil de leur raison va finir par engendrer des monstres. Voici le texte de Jean-Bernard :
Théories du complot : comme un obscurcissement de la conscience
Jean-Bernard Vuillème, écrivain
mercredi 3 février 2021 Le Temps – édition numérique OPINION
Je suis inquiet. D’habitude, je confie mes états d’âme au « Journal » que personne ne lit. J’ai hésité avant de me résoudre à partager cette inquiétude. Si je me suis décidé à le faire, c’est que je n’ai jamais éprouvé pareille sensation dans l’espace du débat public. Comme si quelque chose d’étrange et d’assez répugnant s’était mis à remuer dans les bas-fonds de la conscience collective, s’amalgamant à l’esprit critique et l’entraînant dans un naufrage. Cette chose s’écoule très visiblement sur les réseaux sociaux, dans des relents de science-fiction.
Il n’y a pas de pandémie, c’est de l’intox, un complot mondial pour soumettre les peuples. Le début d’un nouvel holocauste. Si la Covid-19 existe, ce n’est qu’un virus inoffensif qui ne tue que les vieux et de toute manière les chiffres sont truqués. Macron n’est pas moins dangereux qu’Hitler. La France est une dictature. Le Conseil fédéral ? Pire que les talibans. La presse « mainstream », aux mains de quelques milliardaires, n’a rien de fiable et c’est Trump qui a gagné. Etc.
Ces très évidentes stupidités s’ancrent pourtant dans un nombre croissant de cerveaux. Je l’écris dans l’espoir de me tromper et de céder à l’exagération. Mais je me surprends en train de parler à un ami, un vrai, un esprit libre, et talentueux, pour instiller le doute dans son cerveau à propos de prétendues sommités médicales dont il reprend et répand les propos sur Facebook et qui promettent, entre autres, « l’organisation d’un nouveau procès de Nuremberg pour poursuivre tous les criminels qui se cachent derrière ce canular » (l’épidémie de Covid-19). Et comme je m’étonne qu’il fasse circuler de tels propos, et ceux d’autres blablateurs, il me répond par l’envoi d’une vidéo d’un certain Silvano Trotta. D’un air supérieur, ce type pérore en alignant élucubrations et énormités sur un ton péremptoire. Il affiche tranquillement sa morgue, saute du coq à l’âne, joue à fond la carte victimaire, désigne des boucs émissaires et dirige la colère populaire contre tous les gouvernants corrompus et toute la presse vendue aux puissants. Il attise la haine. Ni les dictateurs réels, ni les populistes autoritaires ne figurent dans sa cible.
N’en pouvant plus, je mets fin à l’écoute, sentant bien la vanité de tout argument face à ce brouet fait d’un peu de vrai, de plusieurs contre-vérités et de beaucoup d’invraisemblance.
Cela n’a rien à voir avec l’irritation ressentie, autrefois, face à quelque communiste convaincu et pratiquant vantant les vertus de l’URSS. Il y avait un sol commun, une possibilité d’échanger des arguments et même de conclure sur une plaisanterie fédératrice. Je me sens envahi de désespoir, et c’est une sensation très voisine de celle que j’éprouvais, il y a des années, lorsque je constatais mon impuissance à ramener ma mère délirante à la raison. Elle prétendait que sa voisine la persécutait toutes les nuits en actionnant un mécanisme à frapper des coups contre la paroi. Elle était très convaincue et très convaincante. Même un inspecteur du bruit venu vérifier clandestinement, plusieurs soirs et plusieurs nuits, si ses allégations avaient un semblant de vérité, et concluant à l’inexistence de tels bruits, n’était pas parvenu à la persuader qu’il fallait chercher ailleurs les causes de ce désagrément. Dès ce moment, elle l’avait accusé d’être complice des basses œuvres de cette voisine. Chaque objection étendait l’empire du complot. Le délire n’est pas une simple élucubration, c’est une architecture complexe et solide édifiée sur des sables mouvants.
Vous direz peut-être qu’il n’y a aucun rapport entre les délires maternels et les délires complotistes. Peut-être, mais ils dégagent pour moi le même fumet et me laissent dans la même détresse. A éprouver la vanité de tout argument, l’impossibilité d’instiller une goutte de doute dans un barrage de certitudes. A un niveau moindre, j’avais connu pareil désarroi dans les années 80 quand l’attaché culturel du consulat de Corée du Nord, après un laïus quasi religieux sur les vertus du Grand Leader, attendait ma génuflexion pour donner son feu vert à mon voyage.
Un monde simplifié avec désignation de boucs émissaires responsables de tous nos maux, tel est le scénario obsessionnel des petits maîtres des théories du complot. Ces faussaires se présentent en militants de la vérité et de la liberté, et, par un étrange retournement de sens, vous traitent de moutons à la moindre objection. Il m’arrive de redouter qu’ils soient en train d’accoucher d’un monstre.
Hugo Clémence a vingt-deux ans. Il est étudiant en lettres à l’Université de Neuchâtel, président de la Fédération des étudiants neuchâtelois, membre du parti socialiste des Montagnes neuchâteloises et candidat au Grand Conseil pour les élections du 18 avril. Sa voix, sa plume et son intelligence portent plus haut que bien des philosophes. Dans son texte paru sur Facebook, Jeunesses en haillons, loin d’opposer de manière schématique « les vies prolongées » contre « les vies gâchées », « les années gagnées sur la mort » contre « les années perdues pour la vie » (comme le fait brutalement le philosophe libertarien Gaspard Koenig), il refuse d’« instaurer de hiérarchie entre les douleurs des uns et les sacrifices des autres ». Il dit la « mort » actuelle de la jeunesse, son désarroi et son impuissance devant des instances (économiques, institutionnelles, politiques) qui lui refusent le droit d’espérer, devant des aînés qui moralisent sur la vie estudiantine non productive. La plume d’Hugo Clémence, j’ai eu la chance de l’aimer pendant les années où il fut mon étudiant en histoire de l’art. Devant les vieillards que Vuillème et moi serons bientôt, il incarne une lucidité et un appel que nous devons écouter.
LA JEUNESSE EN HAILLONS
Hugo Clémence, Président de la Fédération des étudiants neuchâtelois
Évoquer la jeunesse d’un pays, à fortiori un pays comme la Suisse, revient bien souvent à évoquer le progrès, la confiance en l’avenir, et, comme disait l’autre, la promesse de l’aube. Pourtant, cette promesse se heurte aujourd’hui à une implacable et effroyable réalité : celle qui donne l’impression de tout sacrifier au présent sans pouvoir espérer en l’avenir. La jeunesse meurt, au sens figuré, comme au sens propre. Pas toute, heureusement. Mais une trop grande majorité.
Commençons par dire ce que tout le monde sait déjà : la situation n’est évidente pour personne, et par ces lignes, je ne souhaite pas instaurer de hiérarchie entre les douleurs des uns et les sacrifices des autres. Je n’ai toutefois ni la légitimité ni les connaissances pour parler au nom des restaurateurs, des acteurs de la culture, des indépendants ou encore des aînés. Ma voix sera celle des étudiants et à travers elle, de la jeunesse, car c’est eux que je connais le mieux, que j’ai malheureusement appris à connaître dans leur plus intime impuissance et désarroi. Alors que dans quelques semaines la plupart des étudiants en études supérieures reprendront le fil des cours sans avoir le droit de remettre les pieds dans leurs facultés ou leurs écoles, qu’ils se replongeront dans leurs études en essayant pour certains d’en retrouver le sens, il me paraît opportun de revenir sur les quelques semaines écoulées qui n’ont eu de cesse de rapprocher la résilience de l’abandon.
J’ai récemment écrit sur ce même mur que la valeur des diplômes reflète d’abord et avant tout la valeur que l’on donne à celles et ceux qui les produisent. Dès lors, quelle valeur donner aux papiers d’étudiants poussés à bout ? A bout de force, à bout d’envie, de passion, d’énergie et d’espérance. « Nous ne voulons pas en faire une volée Covid », entend-t-on ad nauseam ici ou là du haut de quelques honorables chaires. Et pourtant, nous sommes et resterons une volée covid, une génération dont les études et les emplois porteront la marque de la pandémie. Mais cette appellation ne doit pas être le soupçon de compétences amoindries. Elle doit être et devra rester l’écho d’une « volée » qui a prouvé au-delà des attentes qu’elle savait avancer avec force et ténacité, qu’elle savait développer d’innombrables compétences qui ne s’apprennent pas dans les amphithéâtres, comme la solidarité, la capacité à faire preuve d’espérance, la capacité de se réinventer et de s’adapter, comme on le lui demande si souvent sous couvert de lui rendre service, masquant bien maladroitement une triste réalité qui a placé comme objectif ultime des études la performance, la compétitivité et la rentabilité, plutôt que la réflexion sur la valeur véritable de la connaissance. Hélas, la valeur des étudiants, et par conséquent de leurs diplômes ne se mesure pas à ce qu’ils sont, mais à ce qu’ils font. Elle ne se mesure pas au regard de tous les efforts fournis durant ce semestre, mais à leur capacité à répondre ou non à une dissertation adaptée en questionnaire à choix multiple.
Non, ce ne sont pas des mesures de compensation qui mettent à mal la valeur des diplômes. C’est le refus de reconnaître à ceux qui les produisent le droit de se relever et d’espérer.
Au fond, ce droit d’espérer ne se résume pas qu’à faire preuve d’un peu de compassion. Il témoigne également de la capacité à faire preuve d’empathie. Lorsque je lis, trop souvent, « Quand j’ai fait mes études, je n’avais pas de mesures compensatoires », ou encore « les jeunes ne savent plus quoi inventer pour se plaindre », je ne peux m’empêcher de ressentir une infini tristesse, et de me mettre à la place de ceux qui condamnent sans connaître. Bien sûr, je pourrais dès lors traiter ces étudiants de fainéants, et les considérer avec la condescendance de celui ou celle qui a réussi. Mais je pourrais aussi me dire…et si j’avais perdu la liberté de me rendre en cours, la liberté de voir de nombreux amis, de les retrouver pour réviser, la liberté de vivre intensément ma vie d’étudiant, la liberté de sortir en terrasse, d’aller à un concert, ou tout simplement, la liberté de croire que ce que je fais à un sens. Qu’est-ce que je serais devenu ? Et…il n’y a pas besoins d’avoir fait un doctorat pour comprendre cela. Pour comprendre que lorsque tout semble parti, faire preuve d’un peu d’empathie, c’est parfois ce qui empêche à quelques étudiants de faire des conneries…
J’en ai terminé. Je ne sais pas vraiment comment appeler ce texte. Un coup de gueule, un plaidoyer, un pamphlet, une pensée. Peu importe finalement le nom que vous lui donnerez. Ce ne sont que des mots. Mais parfois, lorsque la voix s’étiole et que le monde se dérobe sous nos pieds, les mots écrits apportent une étonnante et rassurante stabilité.
Les paroles s’envolent, mais les écrits restent, dit le proverbe. Je crois que bientôt les peines aussi s’envoleront. Mais alors… qu’est-ce qui restera ?
Dans un récent entretien accordé à Die Zeit et traduit par Libération, Jurgen Habermas prévient qu’il n’est pas un spécialiste du coronavirus. « À moins que tout le monde le soit devenu. » « La formule résume l’état émotionnel et intellectuel du moment. Enchaînant les confinements et les couvre-feux, on se serait mutés en expert épuisés d’un virus dont on redoute encore des surprises : l’incertitude gouverne l’époque, et les gouvernants naviguent à vue. Pourtant, la longévité de Jürgen Habermas lui a fait traverser bien des catastrophes et des expériences politiques : enfant pendant les crimes du nazisme, il est aujourd’hui, à 91 ans, une référence mondiale de la pensée contemporaine. »
Habermas, inspirant Hugo Clémence sans que les deux le sachent, note en particulier : La pandémie ne met pas à l’épreuve nos systèmes démocratiques mais, jour après jour, la rationalité, la capacité d’action de nos gouvernements et le soin qu’ils apportent à respecter les règles de l’Etat de droit. Mais elle met tout autant à l’épreuve le degré de civisme et de civilité des populations. Car nos chances de venir à bout de ce défi dépendent dans une grande mesure de la solidarité, du discernement et de la discipline des citoyens – c’est-à-dire de la disposition de chacun à accepter, par considération pour autrui et pour soi-même, un certain nombre de restrictions et, dans nombre de professions, des risques à titre personnel. La critique commence par l’autocritique. Pour prendre mon exemple, je suis un homme âgé et j’appartiens, certes, aux groupes dits à risque, mais je fais aussi partie, à un tout autre égard, des privilégiés et de ceux qui sont plutôt épargnés par les difficultés. La pandémie remet en cause nos catalogues de droits fondamentaux, nous confrontant à de l’inconnu, elle suppose nécessairement des processus d’apprentissage. Elle oblige ainsi à les interpréter. La valeur du droit fondamental à la vie est soulignée en relation avec d’autres droits fondamentaux, et cela peut être instructif. (je souligne).
Se penser en citoyen, c’est autre chose qu’éructer et, en libertarien convaincu, ne pas aimer « que le gouvernement dirige ma vie ». C’est plus exigeant que d’écrire que « .le peuple doit se réveiller », moins simplificateur que de « dire stop à toutes ces restrictions qui n’ont plus aucun sens » Des ami-e-s de gauche crient contre ce qu’elles ou ils appellent « de la dictature pure et simple ». On va même jusqu’à partager des argumentations trotskystes de ce type :
« Ce qui est nouveau en revanche, c’est que l’obligation universelle de la séparation sociale soit devenue si flagrante, au point de se matérialiser dans une distanciation physique des personnes, et jusque dans l’incarcération (c’est-à-dire ce que l’on appelle le « confinement », qu’il soit bref ou long) du prolétariat dans les demeures de l’endormissement social. (…) C’est ainsi que l’oppression capitaliste use de contrainte physique et morale afin d’instaurer de fermes barrières entre les personnes : ce qu’on appelle les « gestes barrières » sont en réalité des barricades mentales dressées entre les prolétaires afin que ceux-ci ne s’unissent en dressant des barricades réelles, offensives.
Quant au port obligatoire du masque délétère, outre sa fonction mystificatrice de masquer la crise de l’exploitation capitaliste en lui substituant une diversion sanitaire, il est désormais la condition sine qua non de l’appartenance à la société capitaliste. Il est à la fois figure de la soumission à la marchandise et soumission des figures à la marchandise ; c’est pourquoi celui qui ne porte pas ce signe distinctif collaborateur se rend marginal et détestable aux yeux de la société. Le masque est devenu la médiation nécessaire pour que l’homme entre en relation avec l’homme. »
Ainsi, les extrémistes de droite comme de gauche ne perçoivent pas qu’on est en train de changer de monde. Ils devraient entreprendre la lecture du récent livre de Bruno Latour, Où suis-je ?, leçons du confinement à l’usage des terrestres. Ce grand philosophe, sociologue et épistémologue, nous aide à mieux comprendre le lien, quasiment métaphysique, entre le confinement actuel et notre existence. Il est une chance d’y voir plus clair, comme si « le confinement composé par le virus pouvait servir de modèle pour nous familiariser avec le confinement généralisé imposés par ce qu’on appelle d’un doux euphémisme la crise écologique ». Nous vivons une métamorphose (« tu n’as plus le même corps et tu ne te déplaces plus dans le même monde que tes parents ».) Paradoxe stimulant : « Grâce au confinement, nous respirons enfin ».
Il s’agit donc d’apprivoiser la métamorphose de nos conditions d’existence. Ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.
« Vous avez tous compris que la pandémie, même si on finira bien par en voir la fin, ne fait que préfigurer une situation nouvelle dont vous ne sortirez pas. D’où l’éruption d’une forme très paradoxale d’universalité négative – personne ne sait comment s’en tirer durablement – mais en même temps positive – les terrestres se reconnaissent comme ceux qui se trouvent tous dans le même bateau. D’un côté, on se sent prisonnier, de l’autre on se sent libéré. D’un côté on étouffe, de l’autre on respire. C’est à se demander si l’expression de « conscience planétaire », plutôt vide jusque-là, n’avait pas commencé à se charger de sens. Comme si l’on entendait dans le lointain ce slogan imprévu mais chaque jour mieux articulé : « Confinés de tous les pays unissez vous ! Vous avez les mêmes ennemis, ce qui veulent s’échapper dans une autre planète. »
Attention cependant aux globalisateurs du capitalisme moderne ! Conscients de la mutation écologique qui s’efforcent, depuis cinquante ans, en même temps de nier l’importance du changement climatique, « mais aussi d’échapper à ses conséquences en constituant des bastions fortifiés de privilèges qui doivent rester inaccessibles à tous ceux qu’il va bien falloir laisser en plan. Curieusement, le confinement aide les terrestres à fuir hors de la fuite hors du monde. C’est pourquoi partout se fait entendre le retour de la grande question anthropologique, celle de la reconnaissance réciproque de nations en voie d’émergence qui se demandent ce que veut dire êtres humains sur Terre. »
C’est là que nous devons agir, écrit Latour dans un texte paru en mars 2020 dans AOC. « Si l’occasion s’ouvre aux globalisateurs, elle s’ouvre à nous aussi. Il ne faut pas oublier que ce qui les rend tellement dangereux, c’est qu’ils savent forcément qu’ils ont perdu, que le déni de la mutation climatique ne peut pas durer indéfiniment, qu’il n’y a plus aucune chance de réconcilier leur « développement » avec les diverses enveloppes de la planète dans laquelle il faudra bien finir par insérer l’économie. C’est ce qui les rend prêts à tout tenter pour extraire une dernière fois les conditions qui vont leur permettre de durer un peu plus longtemps et de se mettre à l’abri eux et leurs enfants. (…)
Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. À la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant. » (…)
Ce que le virus obtient par d’humbles crachotis de bouches en bouches – la suspension de l’économie mondiale -, nous commençons à l’imaginer par nos petits gestes insignifiants mis, eux aussi, bout à bout : à savoir la suspension du système de production. En nous posant ce genre de questions, chacun d’entre nous se met à imaginer des gestes barrières mais pas seulement contre le virus : contre chaque élément d’un mode de production dont nous ne souhaitons pas la reprise.
C’est qu’il ne s’agit plus de reprendre ou d’infléchir un système de production, mais de sortir de la production comme principe unique de rapport au monde.
D’où l’importance capitale d’utiliser ce temps de confinement imposé pour décrire, d’abord chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaînes que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre.
Les globalisateurs, eux, semblent avoir une idée très précise de ce qu’ils veulent voir renaître après la reprise : la même chose en pire, industries pétrolières et bateaux de croisière géants en prime. C’est à nous de leur opposer un contre-inventaire. Si en un mois ou deux, des milliards d’humains sont capables, sur un coup de sifflet, d’apprendre la nouvelle « distance sociale », de s’éloigner pour être plus solidaires, de rester chez soi pour ne pas encombrer les hôpitaux, on imagine assez bien la puissance de transformation de ces nouveaux gestes-barrières dressés contre la reprise à l’identique, ou pire, contre un nouveau coup de butoir de ceux qui veulent échapper pour de bon à l’attraction terrestre. »
À la manière de Bruno Latour, essayons de lier notre article à des exercices pratiques et proposons-nous de répondre à un petit inventaire de la liste des activités dont nous nous sentons privés par la crise actuelle et qui nous donnent la sensation d’une atteinte à nos conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, indiquons, bien chère et cher S., L. J.-C., F., C., D. et J., mes ami-e-s Facebook collabovirales et collaboviraux, indiquons – autrement qu’en éructations ou logorrhées de membre du peuple s’estimant manipulé par les scientifiques, les merdias et les politicards – si nous aimerions que cette activité reprenne à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elle ne reprenne pas du tout.
Répondons ainsi aux questions suivantes posées par Latour en mars 2020 :
« Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?
Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus cohérente ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)
Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?
Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?
Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b) comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)
Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ? »
Et trouvons ensuite un moyen pour comparer ensemble notre description avec celles d’autres participants. La compilation puis la superposition des réponses devraient dessiner peu à peu un paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et d’oppositions. Se dessineraient ainsi de nouveaux paysages, de nouveaux territoires sur Gaia, notre Terre que nous terrestres nous habitons comme Jean-Bernard, Hugo, Jurgen et Bruno ! Se constitueraient ainsi d’autres manières de vivre ensemble en communiquant mieux que sur Facebook !
Avec un désir de reconnecter le monde « dans lequel je vis, en tant que citoyen d’un pays développé avec celui dont je vis, en tant que consommateur de ce même pays ».
Avec cette interrogation : « En fonction de mes actions minuscules, est-ce que j’accrois ou que je stérilise les destinées de ceux dont j’ai jusqu’ici bénéficié ? ».
Avec ce défi ne consistant plus à « aller de l’avant vers l’infini mais apprendre à reculer, à déboîter devant le fini ».
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