Hommage à notre ami Jean Frey


Jean Frey est mort le 4 janvier 2021. Le texte qu’ArcInfo m’a sollicité d’écrire et qui a paru aujourd’hui est le reflet de nombreuses discussions avec des ami-e-s dont j’ai été en quelque sorte le porte-parole. Je veux rendre ici hommage à ce cher ami, « professeur… de cinéma », de manière plus personnelle et approfondie que dans les 2’000 signes qui m’étaient impartis.

Daniel Musy, Alain Gallet, Jean Frey, chez Ridus, 1978 ©gmusy

La personnalité de ce fils de pasteur fidèle aux valeurs humanistes fait l’unanimité : bonhomie, empathie joviale, personnalité attachante mais parfois caustique et ironique. François parle même de son approche directe, presque abrupte, irrésistible et enveloppante. Pudique, Jean était d’une grande honnêteté intellectuelle, avec une ouverture d’esprit jamais envahissante. Elvio le considère comme l’un des rares libérateurs de parole parmi la brochette d’enseignants des années 60, plutôt austères et autoritaires. Claude-André témoigne que Jean Frey est intervenu à une période clé de maturation, stimulant, respectueux, parlant d’égal à égal avec les élèves. Un esprit libre et franc-tireur, un ouvreur de portes et un secoueur de la bienséance et de la bien-pensance, soulignent Sylviane et Martine.

Il aima ainsi tant Bunuel comme son ami Freddy Buache, ancien directeur de la cinémathèque au souvenir duquel Pier tient beaucoup. Jean l’invitait régulièrement à présenter des films au Ciné-Club du Gymnase quand les séances avaient lieu au cinéma Ritz jusqu’à l’ouverture du Gymnase cantonal au Bois-Noir en 1971. Hugues se rappelle notamment une mémorable soirée autour d’un film de Georges Franju, peut-être La Tête contre les murs.

Ce ciné-club fut important pour des milliers d’étudiants habités par le désir de cinéma que ce grand passeur leur avait insufflé (et pas imbibé en eux comme l’a peut-être maladroitement titré ArcInfo sur son site internet). Jean-Philippe, qui lui a succédé en 1998, admire comment Jean s’est dévoué pour projeter les films de la première Nuit du cinéma sous sa responsabilité. Et s’il peut compter sur les étudiants actuels pour construire son programme annuel, c’est grâce à Jean Frey dont il perpétue l’héritage ! Les plus anciens élèves des années soixante parlent des semaines cinématographiques avec lui à Leysin et Brunnen ! C’est dire que les sillons tracés remontent loin.

Sa programmation, j’en parle avec émotion et reconnaissance au souvenir de la première saison du Ciné-Club dans la nouvelle aula du Bois-Noir pendant la saison 71-72 : un cycle Visconti (avec L’Étranger, La Terra Trema, Les Nuits blanches et Senso), The Servant de Losey, La Grève d’Eisenstein, Les Diamants de la nuit de Jan Nemec, Le Désert rouge d’Antonioni, La Honte de Bergman, Charles mort ou vif de Tanner, On achève bien les chevaux de Pollack… Des chefs-d’oeuvre et des découvertes pour un adolescent de même pas seize ans !

Des mondes s’ouvrirent ainsi pour des milliers d’élèves, d’autant plus qu’il n’était pas exceptionnel, écrit Elvio, de passer toute une leçon à discuter cinéma avec lui, sans sortir nos livres de latin ou de grec, double plaisir. De même, pour Hervé, un des moyens pour améliorer le latin était de le brancher : il pouvait démarrer et c’était fascinant comme l’analyse du symbole du pied dans le Casanova de Fellini. Fellini, un cinéaste truculent qui perpétuait l’amour de l’Antiquité et du baroque italien… Jean l’adorait !

Deux souvenirs ont émergé de la mémoire vivante de Sandrine et René, qui caractérisent le pédagogue passionné qu’était Jean. Il a permis à la première, en lui mettant à disposition le film, d’effectuer au Gymnase un travail de concours consacré à La Chambre verte de François Truffaut qui lui a valu de gagner le prix Ditesheim en 1980. Le second rappelle cette fameuse séance du Ciné-Club du Gymnase où il a programmé Moïse et Aaron de Straub et Huillet et où devant les départs continus des élèves, il a fait rallumer l’aula en disant : « Si vous voulez partir c’est le moment après on va fermer la salle » et que nous ne sommes restés qu’une poignée dont toi Daniel, Sandrine, Patrick Chaboudez et Jean-Louis Bellenot si je me rappelle bien

Dans les années 60 et 70, il n’y avait ni école ni chaire de cinéma en Suisse. Les gymnases et les ciné-clubs constituaient le seul espace de connaissances sur le 7e art. Jean Frey eut la chance extraordinaire de disposer, dès 1971, d’une vraie salle de cinéma dans le nouveau bâtiment du Bois-Noir. Claude-Eric explique que les autorités scolaires et politiques de l’époque tinrent compte des desiderata des professeurs pour leur nouveau bâtiment, inauguré le 23 octobre 1971. Jean, qui revendiquait sa défiance à l’égard du « cinéma commercial », avait vu ses vœux s’exaucer. S’il regrettait que le cinéma ne soit alors pas enseigné, il participa avec enthousiasme, à la fin des années 90, à la construction du programme de l’option spécifique « arts visuels ». Un semestre y est maintenant consacré au cinéma en 1ère année.

Fils du pasteur Willy Frey, Jean anima la Guilde du film que son père avait fondée après la guerre. Willy avait constitué dans une salle de la Bibliothèque de la Ville un impressionnant fichier cinéma, avec articles, revues et références. La salle fut plus tard consacrée à l’audiovisuel et existe toujours, mais transformée. C’est là que se tenaient les séances du comité de la Guilde dont je fis partie avec des camarades du Gymnase, dès 1973. Nous avions à programmer les 5 à 7 du Corso et les fameux week-ends à l’aula du Gymnase.

Dans le cinéma Corso, maintenant à l’abandon, avaient lieu chaque samedi et dimanche à 17 h. 30 des projections de films peu « commerciaux », même « d’art et essai », qui autrement n’auraient pas eu la chance de passer à La Chaux-de-Fonds. Des discussions interminables avaient lieu avec le propriétaire, Fritz Schallenberger, pour choisir les films qui pourraient atteindre les trente à cinquante spectateurs par séance.

À la Guilde du film, Jean organisa avec son comité des week-ends mémorables qui se déroulèrent dans la nouvelle aula : découvertes de cinématographies peu connues (Japon avec le critique Max Tessier, Pologne, Portugal, Hongrie, Angleterre avec Raymond Lefèvre de la revue Cinéma), invitations de réalisateurs et acteurs (Alain Robbe-Grillet, aussi écrivain, Michel Soutter, Jean-Luc Bideau), rétrospectives de cinéastes (John Huston avec Freddy Buache, Robert Bresson, Marguerite Duras, Howard Hawks). En janvier 1977, la projection à 22 h. 45 du célèbre et novateur film de Nagisa Oshima, L’Empire des sens, attira 400 spectateurs (certains voyeurs aussi…) dans l’aula. À l’occasion d’un week-end consacré au producteur Anatole Dauman, présent ce samedi-là, nous étions allés en auto à Genève chercher les bobines avec René !

Annie et moi nous sommes demandé ce qui reliait les humanités grecques et latines et le cinéma dans les passions de Jean : c’est le côté épique. Dans les espaces très vastes d’une tragédie grecque, d’un grand western ou d’un film policier américain, les hommes, héros comme tyrans, sont pris dans un mouvement de forces dont Francis dit bien qu’elles sont autant constructives que destructives, constitutives de notre humanité.

C’est pourquoi j’ai été tant impressionné par la conjonction de la disparition de Jean le 4 janvier et de l’assaut du Capitole le 6 janvier. Le premier film projeté à l’aula lors de son inauguration officielle, le 23 octobre 1971, est à ce titre emblématique. Dans The Chase (La Poursuite impitoyable), Arthur Penn met en scène en 1966 une petite ville du Texas où méfiance, indiscrétions et adultère vont bon train. Le héros, le shérif gardien de l’ordre (Marlon Brando), va éviter que le bandit qui vient de s’évader, Bubber (Robert Redford), soit lynché par la foule aux ordres du magnat local. En effet, le fils de ce dernier entretient une liaison avec Anna, la femme du bandit (Jane Fonda), et il craint que celui-ci le découvre et se venge. Le shérif devra faire l’impossible pour éviter que Bubber ne soit lynché. « Le film illustre certains des travers de l’Amérique profonde, dans une petite ville du sud des États-Unis : le racisme et la ségrégation de facto qui règnent, la foule qui remplace la justice par la vindicte populaire et s’en prend même aux représentants de la loi, dans une ambiance de violence, de médisance et d’alcoolisme. » (Wikipédia). Une tragédie qui résonne encore ces jours-ci…

Chez Homère et John Ford, chez Eschyle et Visconti, passe donc le souffle tragique et grandiose de l’épopée que Jean trouva aussi dans le chant et la lecture à haute voix : le souffle, le souffle de vie. On se rappelle Jean chantant Tirésias dans La Belle Hélène d’Offenbach, avec sa voix de stentor. Et on évoque avec émotion son rôle dans la Bibliothèque sonore romande, une assocation qui met plus de 25’000 livres audio gratuits à la disposition des personnes empêchées de lire (handicap visuel, dyslexie, troubles neurologiques, paralysies, etc…).

Les livres furent aussi la passion de Jean et de Françoise, sa femme disparue en juillet dernier. Nièce du célèbre critique littéraire Albert Béguin, elle fut responsable des fonds spéciaux de la Bibliothèque de la Ville jusqu’à la fin du siècle dernier.

À elles leurs chères filles Valérie, Juliette et Martine, à leurs petits-enfants, à nous ses amies et amis, de perpétuer la mémoire de celui qui avait l’habitude de nous dire au revoir avec un sonore « Porte-toi bien ».

À son souvenir, inoubliable, nous nous porterons toujours bien.

La page d’ArcInfo avec mon article. Le titre et le chapeau ne sont pas de moi…

Le texte envoyé à ArcInfo

Jean Frey, professeur de… cinéma

Maître de grec et latin de 1959 à 1999 à La Chaux-de-Fonds, Jean Frey est décédé le 4 janvier à l’âge de 85 ans. Cette attachante et quelquefois caustique personnalité a aussi été un professeur de… cinéma. Passionné par ce qu’il ne considérait pas seulement comme un divertissement, il aura insufflé un désir de cinéma à des centaines d’élèves, tel un ouvreur de portes.

À travers cet hommage, je me fais le porte-parole d’ami·e·s qui m’ont parlé de lui ces derniers jours.

Dans les années 60 et 70, il n’y avait ni école ni chaire de cinéma en Suisse. Les gymnases et les ciné-clubs constituaient le seul espace de connaissances sur le 7e art. Jean Frey anima le ciné-club du Gymnase et la Guilde du film avec la chance extraordinaire de disposer, dès 1971, d’une vraie salle de cinéma dans le nouveau bâtiment du Bois-Noir.

C’est là que se déroulèrent des séances de ciné-club le vendredi soir, des nuits du cinéma, des discussions pendant les leçons de latin où il suffisait de brancher ce professeur empathique pour le faire démarrer dans des analyses fascinantes.

À la Guilde du film, il organisa avec son comité des week-ends mémorables : découvertes de cinématographies peu connues (Japon, Pologne, Portugal), invitations de réalisateurs (Robbe-Grillet, Soutter), rétrospectives de cinéastes (Huston, Bresson, Duras).

La générosité et la ferveur de Jean Frey suscitaient une forte émulation intellectuelle. Chez les auteurs antiques et les grands cinéastes, il trouvait des épopées à l’image de notre humanité, où les héros sont pris entre des forces différentes, autant constructives que destructrices. Ainsi, le premier film qu’il a passé dans la nouvelle aula a été La Poursuite impitoyable d’Arthur Penn avec Marlon Brando. Une tragédie de 1966 où la foule remplace la justice dans une ambiance de violence qui résonne encore ces jours-ci…

Jean Frey avait l’habitude de nous dire au revoir avec un sonore « Porte-toi bien ». À son souvenir, inoubliable, nous nous porterons toujours bien.

Le texte ci-dessus peut-être téléchargé en PDF en cliquant ici.

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