La salle de concert, une des plus fameuses du monde pour les récitals ou la musique de chambre, est une sorte de temple. Construite au début du XXe siècle dans le style Renaissance, elle a une structure rectangulaire inspiré d’un plan basilical, de fausses colonnes à la Brunelleschi et un plafond demi-voûté. Au fond, une « abside » surmontée d’une fresque art nouveau : c’est la scène de jeu. Tout est ici « classique » pour que la musique se diffuse dans une acoustique parfaite comme l’allégorie peinte le signifie.

Durant tout le concert pas un toussoutement, aucun froissement de papier, nulle ventilation et même pas une bourgeoise aux poignets clinquant de bracelets métalliques.La pianiste géorgienne sexagénaire est léonine. D’une carrure impressionnante, elle joue avec une profondeur de son que seul Richter possédait. Coulées félines, rageuses dans certains passages, pattes de velours espiègles dans quelques autres. Elle attaque les trois dernières sonates de Beethoven, comme l’ont fait dans cette même salle Solomon ou Brendel, et beaucoup d’autres. Ce tryptique majeur de l’histoire de la musique, combien je l’aime, combien de fois je l’ai écouté. La lionne poétise la 109, fait sortir des abîmes le mouvement fugué de la 110 et atteint l’extrême des possibles dans la 111.C’est Elisabeth Leonskaja au Wigmore Hall de Londres le 4 février 2009.Tout – la salle, le public, l’artiste, les œuvres – concourt à cela: le classique et non le baroque, la profondeur plutôt que la surface, la durée au lieu de l’instant. Dans cette forme culturelle européenne, le duende andalou ne peut exister car il est prévisible que l’événement sera grandiose et demandera une attention constante de l’auditeur. On sait que la beauté pourra surgir des hautes œuvres connues et non d’un rayon de soleil aléatoire sur un paso.Ici à Londres, plénitude de la vie est ici et maintenant, dans la manifestation de ce qui est. Entrer dans la plénitude de la présence, c’est passer au-delà du temps psychologique, sentir l’éternité dans un silence qui est toujours présent dans le mouvement même du changement.Nous « sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels« , à chaque fois qu’abandonnant à elle-même la fuite du temps, nous nous élevons à la vérité éternelle des choses. Nous sentons alors que nous participons de cette éternité qui nous est ouverte, parce que nous ne sommes pas seulement un corps périssable, mais aussi une essence dans l’entendement infini de la substance divine, comme dirait Spinoza dans le livre V de l’Ethique.
Pour lui, ce n’est pas exactement « l’homme », en tant qu’individualité corps-esprit, qui peut entrer en contact avec l’éternité, mais c’est l’esprit en tant que Présence qui peut connaître l’intemporel car Spinoza avance sa formule pour désigner la connaissance philosophique. Cela ne veut pas dire que l’homme se place en dehors du Temps, mais que dans le temps, il peut transcender le temps psychologique et se retrouver le maintenant-éternel du présent.
J’utilise donc cette belle formule en la déviant de son contexte : pour moi, l’expérience de notre « éternité » est autant affaire de l’esprit qui « connaît » et approche les œuvres et les choses que du corps affecté par le contexte de la « connaissance » : une fausse note, un toussotement, des paupières fatiguées ne nous feront plus rien sentir et l’expérience n’aura jamais lieu.
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