Ler dimanche des Rameaux 22 mars 2026, ce sera peut-être une drôle d’entrée dans la Semaine Sainte à La Chaux-de-Fonds. Est programmé par la Société de musique un concert avec le Quatuor de Jérusalem et Elisabeth Leonskaja dans le Quintette de Dvorak. C’est un concert source de potentiels problèmes après divers événements et prises de position survenus en novembre 2025 dans le monde musical européen. Saura-t-on dans notre ville sortir du manichéisme par la discussion, saura-t-on éviter un clash par des positions nuancées ? Saura-t-on se parler avant ce concert ?
Quel est le point commun entre Jean Rondeau et Elisabeth Leonskaja ? Ce sont deux immenses artistes, uniques en leur genre, auxquels j’ai consacré des articles dans ce blog.
L’un vient jouer Couperin à la Salle de Musique le 25 janvier sous l’égide de Perspectives Musique. L’autre, musicienne d’origine russe mais autrichienne. accompagnera le quatuor israélien dans un concert d’abonnement de la Société de Musique. Le premier est antisioniste, la seconde pro-russe et pro-israélienne ! À un point tel que dans une récente tribune qu’il a signée, Jean Rondeau pense qu’« accueillir ces artistes [le quatuor de Jérusalem] dans nos salles relève d’un acte politique ».
La question qui agite des pays européens comme la France, la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne est de savoir s’il faut boycotter la culture israélienne, et la culture russe, dans les salles de concert et dans les opéras. Comme l’écrit une journaliste sur le site de la RTBF le 21 novembre 2025, « le monde de la musique classique est désaccordé. C’est l’éviction du pianiste et chef israélien Lahav Shani du Gent Festival van Vlaanderen, à Gand, en Belgique, pour un concert prévu le 18 septembre à la tête de l’Orchestre philharmonique de Munich, qui a accéléré les débats. Cette déprogrammation est en effet une première depuis l’annulation d’un concert du Quatuor de Jérusalem en mai 2024 à Amsterdam, officiellement pour des raisons de sécurité ».
Ce 21 novembre 2025, c’est Elisabeth Leonskaja qui a donné un concert donné à la Philharmonie de Moscou, dirigé par Yuri Bashmet, altiste et chef d’orchestre qui a plusieurs fois affirmé publiquement sous soutien au président Vladimir Poutine. Et le Muziekgebouw d’Eindhoven, où la pianiste russo-autrichienne devait se produire le 4 décembre, a décidé d’annuler le concert !
Le cas d’Elisabeth Leonskaja est « complexe », déclare les porte-paroles du Muziekgebouw d’Eindhoven. Née en Géorgie soviétique de parents originaires d’Odessa, elle a étudié au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou. Si elle a des origines russes, elle possède la nationalité autrichienne et vit depuis de très nombreuses années à Vienne.
Ces organisateurs hollandais, rapporte la RTBF, expliquent qu’ils ont pris cette décision en se référant aux directives de l’association qui réunit les théâtres et salles de concert des Pays-Bas, établies en 2022 et qui stipulent que « les artistes russes et biélorusses sont les bienvenus à condition qu’ils n’aient pas publiquement soutenu l’invasion de l’Ukraine ».
« Alors qu’elle ne réside pas en Russie, elle a choisi de se produire à Moscou, dans une salle qui met à disposition des militaires et de leurs familles des billets gratuits. Ces circonstances nous obligent à annuler le concert prévu le 4 décembre. Nous sommes conscients de la déception que nous causons chez nos spectateurs, mais nous tenons à témoigner de la douleur suscitée par la guerre en Ukraine et c’est notre priorité absolue », peut-on lire dans le communiqué de l’institution d’Eindhoven.
Après son concert du 6 novembre à la Philharmonie de Paris avec l’Orchestre philharmonique d’Israël, le chef israélien Lahav Shani revient dans cette salle le 30 novembre avec l’Orchestre de Rotterdam. Slogans lancés, tracts distribués, fumigènes activés, le 6 novembre demeure un souvenir contrasté pour les observateurs extérieurs.
L’avocate Agnès Tricore, qui préside depuis des années l’Observatoire de la liberté de création (une structure qui rassemble une vingtaine d’organisations professionnelles et de syndicats du secteur culturel et qui construit patiemment une véritable jurisprudence en matière de liberté de création), a déclaré dans Télérama du 13 novembre : « Dans ce contexte, affirmer que les artistes vont librement jouer et faire une prestation purement artistique ne suffit pas. Et d’ailleurs ils ne s’y sont pas cantonnés. Cette programmation est également un acte politique dont il convient d’assumer la responsabilité. Ce qui suppose d’accepter que cette décision soit critiquée, et d’accompagner le débat qu’elle suscite. Le silence institutionnel relève de l’affirmation péremptoire : ils doivent jouer et c’est de l’art. En face, s’est élevée une affirmation tout aussi péremptoire : ils ne doivent pas jouer et c’est de la politique. Sortir du manichéisme par la discussion : c’est le rôle de l’État et des collectivités territoriales, et des institutions culturelles subventionnées d’organiser le débat pour que chacun puisse s’écouter. »
Dans la perspective de cette nouvelle prestation du chef Shani, une tribune signée, entre autres, par les musiciens Jean Rondeau et Adam Laloum (ce dernier juif français ouvertement antisioniste), a été envoyée au directeur de la Philharmonie de Paris. Les signataires lui demandent de « considérer l’annulation de la venue de Lahav Shani le 30 novembre prochain pour diriger l’Orchestre de Rotterdam et Martha Argerich ainsi que l’annulation du concert du Jerusalem Quartet prévu le 16 janvier prochain ».


Sur le quatuor qui doit se produire dans notre salle de musique on peut lire dans cette tribune : « Les musiciens du Jerusalem Quartet jouissent quant à eux d’un statut de musiciens émérites de l’armée israélienne (IDF) condamnée par les instances internationales avant et après le 7 octobre 2023 pour crimes de guerre et crimes de génocide contre le peuple palestinien. Ces artistes participent de fait à la politique de Brand Israel mise en place par le ministère des affaires stratégiques d’Israël permettant à l’État de se présenter en occident comme « la seule démocratie au Moyen-Orient » en maquillant les crimes dont il est coupable dans les territoires voisins et occupés illégalement. À l’heure où nous vous écrivons, Israël poursuit ses bombardements au Liban et en Palestine et le parlement israélien (Knesset) a voté en première lecture un texte de loi rétablissant la peine de mort pour les prisonnier.e.s palestinien.ne.s. Accueillir ces artistes dans nos salles relève d’un acte politique (…) En annulant la venue de Lahav Shani et du Jerusalem Quartet, vous vous placerez du côté du droit international, vous alignerez votre institution avec les valeurs humanistes que vous prétendez défendre et agirez pour la possibilité de la paix, dont la justice est le préalable. Tel est le pouvoir qui est entre vos mains aujourd’hui. »
Que pourrait-il se passer à La Chaux-de-Fonds ? Des blocs qui s’envoient des injures (des militants de gauche pro-palestiniens souhaitant l’annulation et un comité de la Société de Musique qui ne veut pas discuter d’accommodements) ? Des interpellations au Conseil général avec une extrême-gauche voulant couper les subventions de la Société et une droite pro-israélienne criant à l’antisémitisme ? Ou aucun débat et une action perturbatrice violente de dernière minute dans la salle ?
C’est le rôle de toutes les parties chaux-de-fonnières et neuchâteloises de commencer à s’écouter et d’arriver une solution évitant le manichéisme, pour le bien du public, des abonnés, des musiciens et des militants de deux bords. C’est le rôle des autorités de connaître les problèmes potentiels et d’anticiper les prises de position.
En effet, ce concert accueillant des artistes liés à Israël et à la Russie, la situation est compliquée et mérite une ultime citation de l’entretien de Télérama avec Agnès Tricore :
« Pensez-vous qu’il y ait un deux poids deux mesures, sur le plan culturel, entre le sort réservé à la Russie et celui réservé à Israël ?
Pour rappel, lorsque la question s’est posée de l’attitude à adopter concernant la programmation d’artistes russes après l’invasion de l’Ukraine, il a été affirmé, notamment par le ministère de la Culture, que la déprogrammation devait rester l’exception et ne se justifier que pour les artistes ou formations artistiques dont les liens directs avec le gouvernement russe sont avérés et qui ont publiquement soutenu la guerre en Ukraine. Nous constatons que le ministère de la Culture n’a rien affirmé de tel à propos des artistes israéliens, ce qui peut donner le sentiment d’un deux poids deux mesures corroboré par un contexte où la libre expression, et désormais la liberté académique, sur le conflit israélo-palestinien, sont régulièrement mises à mal. »


