Quelques années après ma retraite de l’enseignement public, je constate que se développe une culture de la censure : la déconstruction salutaire de discriminations sociales, sexistes et racistes amène des gens à ne plus tolérer certaines manifestations ou œuvres culturelles, vouloir censurer celles et ceux qui les enseignent ou pourraient les enseigner. Pour ma part, j’ai pu faire partager des œuvres ou des expériences à des étudiants, au nom d’une liberté académique qui ne m’a jamais obligé à rendre des comptes.
Aucun directeur, aucun collègue, aucun étudiant aucun parent ou aucun expert aux examens ne n’a jamais convoqué ni écrit pour me censurer. Dans ce sens, je revendique d’être, aujourd’hui décrivant certaines de mes expériences passées, un (con)serviteur de l’humanisme. Humanisme de l’expérience, de la critique et de la tolérance. Et que continuent d’être analysés, vus, lus, entendus ou dégustés Velasquez, Laclos, Freud, Richard Strauss, Koltès, la corrida ou un repas d’abats !
En 2021, Caroline Fourest, dans son livre, Génération Offensée – De la Police de la Culture à la police de la pensée fait « l’histoire de petits lynchages ordinaires, qui finissent par envahir notre intimité, assigner nos identités, transformer notre vocabulaire et menacer nos échanges. Une peste de la sensibilité. Chaque jour, un groupe, une minorité, un individu érigé en représentant d’une cause, menace, et censure parce qu’il se dit « offensé ». Souvent, le procès est mené en criant à l’«appropriation culturelle», ce nouveau blasphème. Au Canada, des étudiants réclament la suppression d’un cours de yoga pour ne pas risquer de « s’approprier » la culture indienne. Aux États-Unis, la chasse aux sorcières traque les menus asiatiques dans les cantines et l’enseignement des grandes oeuvres classiques, jugées choquantes et normatives. Des étudiants s’offusquent à la moindre contradiction, qu’ils considèrent comme des « micro-agressions ». Au point d’exiger des safe space, où l’on apprend à fuir le débat et l’altérité. La parole même est confisquée, selon l’origine géographique ou sociale, le genre ou la couleur de peau. Une intimidation qui va jusqu’à la menace physique et au renvoi de professeurs. La France croyait résister à cette injonction, mais là aussi, des groupes tentent d’interdire des expositions ou des pièces de théâtre… souvent antiracistes ! La police de la culture vire à la police de la pensée. Ce livre propose une voie authentiquement féministe et antiraciste, universaliste, qui permet de distinguer le pillage de l’hommage, tout en continuant à penser et se parler ».
Dans C politique du 2 mars 2023, Caroline Fourest affirme que la maladie de notre époque est de tout décontextualiser et de perdre la trace des choses. Le féminisme et l’antiracisme se doivent de ne pas se laisser instrumentaliser par ces censeurs de la liberté de créer sous peine de laisser la droite dure se régaler de ces polémiques imposées selon elle par le féminisme et l’antiracisme. Que ces mouvements créent de nouvelles œuvres faisant davantage la part aux femmes et qui ne soient plus racistes ! Ne récrivons pas le passé, qui n’est pas respecter une œuvre. C’est en effet une façon de considérer les œuvres comme des produits et non des créations appartenant à leurs créateurs, tout sexistes, racistes ou antisémites qu’ils puissent être. Roald Dahl ou Céline ont créé des œuvres qui doivent être respectées pour elles-mêmes. Des universitaires anglaises trouvent que Jane Austen, rétrospectivement, est un peu stéréotypée sur les questions de genre elle qui, deux cents plus, tôt était une écrivaine révolutionnaire !
Le Monde publie, le 26 février 2023, sous la plume de Laurent Carpentier et Aureliano Tonet, un article « Quand les étudiants déboulonnent Godard, Koltès ou Tchekhov ».
« Accusées de sexisme ou de postcolonialisme, dans les écoles d’art, de cinéma et de théâtre, les icônes d’hier sont aujourd’hui « déconstruites » et la parole des enseignants est remise en question.
« Aux Beaux-Arts de Marseille, Le Mépris (1963), de Godard, a mis sur la sellette Didier Morin, professeur de cinéma et de lettres pendant un quart de siècle. « Depuis quelque temps, pendant les projections, j’entendais un brouhaha dans le fond de la salle, je croyais que c’était de l’inattention, mais, ce jour-là, j’ai compris… » Ce jour-là, « elles » se sont levées et ont débranché le projecteur.
C’était en 2019. Exit Brigitte Bardot dans le plus simple appareil roucoulant « Tu les aimes mes fesses ? Et mes seins ? ». Spécialiste de Pier Paolo Pasolini et de Jean Genet, Didier Morin pousse un soupir sans fin : « Et encore, je n’ai jamais montréUne sale histoire(1977), de Jean Eustache, où Michael Lonsdale raconte comment il est devenu voyeur grâce à un trou percé dans les toilettes des femmes… Je me serais fait incendier. » (…)
Ici, c’est un linguiste tenant une conférence anti-écriture inclusive qui est arrosé d’urine ; là, une professeure qui écrit « chère madame » à ses élèves se retrouve attaquée parce que le « chère » est jugé familier. « C’est une génération hypersensible », se désole un professeur confronté à une étudiante horrifiée par la photo de Richard Avedon, Dovima with Elephants (1955), qui heurte ses convictions animalistes. (…)
Un changement de paradigme salutaire pour les jeunes générations. Qui laisse, de l’autre côté, les enseignants parfois bien seuls face à la vague. Spécialiste de l’essai documentaire et du montage cinématographique, Bertrand Bacqué, 58 ans, est professeur associé à la Haute Ecole d’art et de design (HEAD) de Genève (Suisse). En avril 2022, il travaille avec ses élèves sur un texte de Johan van der Keuken datant de 1967, « La vérité 24 fois par seconde » – référence à une formule de Godard, une fois de plus.
Comme il le fait depuis dix ans, Bertrand Bacqué diffuse un extrait d’un film de l’auteur, Lucebert, temps et adieux (1994). « C’est un montage très serré, des travailleurs sous le soleil, un dictateur grimaçant, une chèvre qu’on égorge, et puis une fête en Espagne avec les Rois mages, dont Balthazar, le visage peint,raconte un élève. Une étudiante noire a jugé que c’était négrophobe, elle s’est couchée sur sa table. Le prof a essayé de lui expliquer que van der Keuken était de son côté. Rien n’y a fait. »
L’élève ne vient plus aux cours, le professeur ne valide pas son semestre. Le voilà bientôt convoqué par l’administration pour diffusion d’images racistes. C’est que la HEAD est à la pointe de la lutte contre les discriminations. Il y a quatre ans, son président a nommé un « déléguex » à l’inclusivité – le « x » désigne le non-genré. Transgenre, Nayansaku Mufwankolo est en effet, tel que l’explique sa bio sur le site de l’université, « unx poetx et chercheurx en art contemporain diploméx d’un master de l’université de Lausanne en anglais avec spécialisation ennew american studies et en histoire de l’art ». A Bertrand Bacqué, on demande de suivre une formation sur ces questions. (…)
Un vent de panique passe sur l’université. A Toulouse, un colloque est organisé en mars 2022 sur « Les Nouvelles Censures ». Simple journée d’études réservée aux doctorants ? Quand nous avons voulu en savoir plus, les organisatrices ont pris peur : « Il ne faut pas en parler. D’ailleurs ce n’est pas ouvert au public », ont-elles botté en touche. « Le vrai risque derrière tout ça, c’est l’autocensure,relève une professeure de philosophie qui préférera, tout compte fait, rester anonyme. Tzvetan Todorov racontait comment, avant la chute du rideau de fer, les intellectuels bulgares s’étaient rués sur le structuralisme. Parce que c’était un sujet neutre. On parlait de forme, ça évitait les ennuis… C’est compréhensible de ne pas vouloir aller en cours la peur au ventre. »
C’est ainsi que les rebelles d’hier, dans leur refus de tout diktat, se retrouvent en première ligne : « Quand le wokisme est arrivé, j’étais plein d’espoir, cela allait apporter de l’air frais,témoigne le plasticien Jean-Luc Verna, qui enseigne le dessin aux Beaux-Arts de Cergy (Val-d’Oise).Puis c’est devenu une idéologie, et enfin du marketing. Cela donne des groupes fermés, beaucoup d’entre-soi, les queers avec les queers, les racisés avec les racisés. Ces gens non binaires ont une vision très binaire. Quid du droit au flou ? Je n’en peux plus des “alphabet people” [référence à l’acronyme LGBTQIA+ : lesbiennes, gay, bisexuels, transexuels, queer, intersexe, asexuel].C’est le monde d’Internet, des catégories, qui crée de la souffrance pour ceux qui n’entrent pas dans le cadre… Tout ça, ce sont des élèves qui érigent des pyramides de pouvoir. Plus ils réclament de l’horizontalité, plus ils recréent de la verticalité. »
Alors, gloire à la Vénus au miroir de Velazquez, peinte vers 1665, une analyse obligée de mes cours d’histoire de l’art pour l’option spécifique Arts visuels ! La plupart de mes étudiantes ont sûrement été intéressées par le thème du miroir, récurrent chez ce grand peintre conceptuel. La Vénus qui n’est plus une déesse se regarde dans son miroir pour susciter le désir d’un homme ou d’une même sur sa beauté : suis-je belle et as-tu le désir de moi ?
Le tableau commandé par un aristocrate était destiné à son antichambre et à ses fantasmes virils. Certes, mais l’œuvre est plus universelle et réfléchit sur le pouvoir du regard, du peintre, du sujet peint et du spectateur. Dans son podcast Vénus s’épilait-elle la chatte, « le podcast féministe et inclusif qui déconstruit l’histoire de l’art occidental », l’historienne de l’art Julie Beauzac a raison de se référer à des suffragettes anglaises des années 1910 qui lacérèrent l’œuvre acquise par la National Gallery de Londres. Il est dommage qu’elle oublie l’essentiel de ce chef-d’œuvre. Les quarante minutes de son analyse sont pourtant dignes d’intérêt.
Avec les Liaisons dangereuses de Laclos, lecture obligatoire il y a une dizaine d’années en classes terminales du lycée Blaise-Cendrars, on s’aventurerait peut-être aujourd’hui sur des terrains mouvants. Au bac oral de français, si une étudiante tombait après tirage au sort sur la fameuse lettre 48, écrite par Valmont à Madame de Tourvel sur le dos nu de la jeune Cécile qu’il vient de dépuceler, peut-être refuserait-elle de parler d’un texte pareillement sexiste ? Sortie de l’examen avec un 2 et ratant son bac, ferait-elle recours contre le lycée pour atteinte à sa féminité et aurait-elle gain de cause devant une instance juridique cantonale ? On aurait beau expliquer à l’éventuelle juge féministe que Laclos préfigure dans la figure de l’immoral Valmont la chute de l’aristocratie française, peut-être renverrait-elle les professeurs de français à leur manque de sensibilité émotionnelle.
Et que dire alors de l’opéra de Richard Strauss, Elektra (1911) que nous avions vu en voyage d’étude à Amsterdam en 1997 avec des adultes de dix-huit ans ? Inspiré notamment par les théories freudiennes sur l’hystérie féminines, ce chef-d’œuvre de l’expressionnisme musical n’est-il pas aussi celui du machisme le plus total ?
Quant à la lecture en classe de 2e année lycée de Combat de nègres de et de chiens de Bernard-Marie Koltès, n’est-elle pas aujourd’hui l’exemple même de la provocation à l’égard d’étudiants africains ? Patrice Chéreau a beau en avoir monté une version théâtrale mémorable, rien n’y changerait : parce qu’il montre des noirs racisés, Koltès est raciste !
Et proposer d’assister, facultativement, à des corridas, à Arles le 9 septembre 2001 et à Séville le 5 mai 2007, lors de voyages d’études, après avoir fait venir en classe mon ami Jean-Blaise Junod, auteur d’un remarquable film, Duende, sur l’alternative d’un torero ? Vous n’y pensez pas, señorito, la corrida n’est pas un art mais une boucherie intolérable. On aurait beau jeu de montrer à nos antispécistes censeurs la faena de Morante de la Puebla à la Maestranza le 3 mai 2023, on passerait pour un violeur des consciences !
Quant à partager avec des étudiants de philosophie du lycée un repas d’abats au nom de l’étonnement devant la découverte de l’inconnu, cette proposition d’orgie carnée relève de la dégradation mentale et physiologique d’un enseignant taré. Remercions encore Pascal Rudi de la Brasserie de la Fontaine de nous avoir servi en hiver 2016 des portions dégustation de tripes, cervelle de veau, amourettes et langue ! Personne n’a rechigné et certains en ont redemandé.
Les petites et petits marquises et marquis de la censure de la culture, la Cancel culture, vont atteindre leurs buts, pas toujours inopportuns mais assez insupportables par leur intolérance, en forçant les enseignants à s’autocensurer. Et viendra le temps où entrer en classe avec une veste en cuir et un pull en laine passera pour une atteinte à la conscience antispéciste d’élèves radicalisés. Vive le coton et le synthétique !

