C’est un roman fleuve de mille pages écrit par un grand écrivain espagnol, mon contemporain de 1956. Dans la grande nuit des temps d’Antonio Muñoz Molina joue magistralement sur les liens entre le présent et le passé dans une narration fluide mais sans concession aux modes. Il m’a accompagné tout l’été.
« À la fin de 1936, Ignacio Abel, architecte espagnol de renom, progressiste et républicain, monte l’escalier de la gare de Pennsylvanie, à New York, après un périple mouvementé depuis Madrid où la guerre civile a éclaté. Hanté par les récriminations de sa femme, Adela, et taraudé par le sort incertain de ses deux jeunes enfants, Miguel et Lita, il cherche Judith Biely, sa maîtresse américaine. L’auteur le regarde prendre le train qui doit le conduire dans une petite ville au bord de l’Hudson, Reinheberg, et reconstruit au cours d’un époustouflant va-et-vient dans le temps la vie d’Ignacio Abel, fils de maçon, devenu architecte à force de sacrifices, marié à une fille de la bourgeoisie madrilène rétrograde et catholique, déchiré par sa passion amoureuse et par la violence des événements politiques. » (résumé tiré du site Babelio).
Le fil narratif principal suit les quelques jours de l’installation du héros aux Etats-Unis. Avec des retours en arrière, qui racontent sa liaison avec Judith, l’auteur parvient à une fluidité rare dans les transitions entre les temporalités. C’est un portrait complexe des années de la guerre civile qui a déchiré l’Espagne. L’auteur livre une fin magnifique qui arrive à sublimer les deux amants. Ils se quitteront pour toujours, mais dans la sérénité de la transparence des conscience. Ils se seront dit ce qu’ils avaient à se dire.
Une citation du roman illustre à merveille l’art de l’auteur, peut-être futur Prix Nobel :
« Depuis des mois, il y a certaines choses dont on ne peut plus être sûr : on ne sait pas si quelqu’un dont on se souvient bien, ou qu’on a vu quelques jours ou seulement quelques heures plus tôt, est encore vivant. autrefois la vie et la mort avaient des frontières plus nettes, moins mouvantes. D’autres ne savent sans doute pas s’il est lui-même vivant ou mort. On envoie des lettres ou des cartes postales et on ignore si elles arriveront à destination et si, quand elles arriveront, celui qui devrait les recevoir sera vivant ou habitera encore à l’adresse indiquée. On compose des numéros de téléphone et personne ne répond ou bien la voix dans l’appareil est celle d’un inconnu. On décroche le combiné avec le besoin urgent de dire ou de savoir quelque chose et il n’y a pas de tonalité. On ouvre un robinet et l’eau peut ne pas jaillir. Les gestes autrefois automatiques sont annulés par l’incertitude. Des rues famiières de Madrid se terminent soudain par une barricade, une tranchée ou l’avalanche de décombres laissés par l’explosion d’une bombe. sur un trottoir, en tournant le coin d’une rue, on peut voir dans la première lueur du jour le corps déjà rigide d’un homme qu’on a poussé pendant la nuit contre un mur transformé dans l’urgence en mur d’exécution, les yeux entrouverts dans un visage jaune, la lèvre supérieure contractée en une espèce de sourire qui découvre les dents, le haut du crâne emporté par un coup de feu tiré de trop près. La sonnerie du téléphone retentit au milieu de la nuit et on a peur de décrocher. On entend le moteur de l’ascenseur ou la sonnette de la porte au milieu d’un rêve et on ne sait si c’est une véritable menace ou seulement un cauchemar. Si loin de Madrid et des nuits d’insomnie et de peur des derniers mois, Ignacio Abel se rappelle encore ce présent. Le temps verbal de la peur n’est pas annulé par la distance. »