Ma discographie pianistique de Ravel


Depuis bientôt 50 ans, j’ai le privilège d’entendre d’immenses interprètes jouer les pièces pour piano et les deux concertos de Maurice Ravel. Ainsi ai-je pu me constituer une discothèque mentale (comme un musée imaginaire) que j’aimerais faire partager en cette année célébrant le 150e anniversaire de la naissance du compositeur. 

Ravel était un créateur exigeant et peu prolixe dans sa musique pour piano seul qui tient en deux disques. Ses deux concertos pour piano ne dépassent pas en tout 50 minutes. « Ne cherchez pas à interpréter, jouez ce qui est simplement écrit », enjoignait-il en substance aux musiciens qui l’ont côtoyé. Lui-même était un pianiste moyen.

1. Martha Argerich, Gaspard de la nuit

Le 11 avril 1978, nous avions fait le voyage de Genève pour écouter un récital de Martha Argerich au Victoria Hall. C’était son premier récital, sans orchestre, dans cette ville depuis son apparition fulgurante au Concours international d’exécution musicale en 1957. Elle avait 16 ans ! Déjà célébrée pour son enregistrement de 1972, elle joua notamment les trois mouvements (c’est presque comme une sonate) de Gaspard de la nuit. Mes souvenirs se sont estompés, surtout que cette œuvre m’était alors peu familière. Je garde pourtant en mémoire la puissance technique et émotionnelle de Scarbo, la dernière partie. Et aussi les Danses argentines d’Alberto Ginastera qu’elle joua pour l’anniversaire du compositeur, son compatriote, présent dans la salle !

Depuis ce concert anthologique, je reviens toujours à l’enregistrement mythique de 1972 mais aime aussi écouter Michelangeli, lugubre à souhait dans Le Gibet. Ou plus récemment Benjamin Grosvenor.

Cette vidéo de Scarbo enregistrée deux ans après le concert genevois montre une pianiste, sublime de beauté solaire, envahie par une forme de sorcellerie que Ravel n’aurait sûrement pas lui-même imaginée.

Scarbo est un poème en prose d’Aloysius Bertrand, tiré de son recueil Gaspard de la nuit. Il décrit un nain diabolique, Scarbo, qui apparaît dans la chambre du poète la nuit. Le texte est caractérisé par son style onirique et fantastique.

Un autre disque merveilleux de Martha, née en 1941, est le Concerto en sol dans une récente version dirigée par Lahav Shani avec l’Orchestre philharmonique d’Israël. Celle avec Abbado est bien sûr aussi d’anthologie.

2. Vlado Perlemuter, Miroirs

Le 8 octobre 1982, dans une soirée inoubliable au Casino de Montbenon à Lausanne, le pianiste d’origine lituanienne Vlado Perlemuter (1904-2002) joua les Miroirs et les quatre Ballades de Chopin.

Ces oeuvres existent en disque mais avec un son difficile de casserole. La version de Miroirs ici proposée est plus fidèle au son ravélien et date de 1955. Perlemuter, qui connut Ravel et joua pour lui, est une référence absolue pour traduire l’esprit fluide et sans exagération de ces cinq pièces majeures qui veulent saisir des instants variés (Noctuelles et les papillons de nuit, Oiseaux tristes et la polyphonie mélancolique des oiseaux, Une barque sur l’océan et le mouvement du bateau, Alborada del Gracioso et l’Espagne caricaturée, La Vallée des cloches et le mystique voluptueux). Ravel voulait montrer des images visuelles et des ambiances de cinq personnages différents se regardant chacun dans un miroir.

Je revois encore ce vieux monsieur de 78 ans un peu chenu et aux cheveux blancs, comme s’il avait été l’incarnation raffinée de Ravel vieux. Un son chantant, un toucher de velours, une poésie qui ne s’épanche pas mais reste discrète.

Je recommande vivement son intégrale des Sonates de Mozart où on retrouve les sources classiques de Ravel, avec le même type de jeu. Et bien sûr tous ses Chopin…

3. Pierre-Laurent Aimard, Concerto pour la main gauche

Dans les premières années où nous sommes allés plusieurs fois par été à Lucerne, Pierre-Laurent Aimard, né en 1957, a joué ce concerto avec l’Orchestre symphonique de Boston dirigé par James Levine. C’était en septembre 2007.

La rutilance merveilleuse des instrumentistes américains, notamment les cuivres, allait de pair avec le jeu droit et puissant, moderniste, de ce pianiste tant investi dans la musique contemporaine. Ne cherchons pas chez Aimard la puissance à fleur de peau de Argerich ou les lignes délicates de Perlemuter. Voyons plutôt dans cette vision (ici avec l’Orchestre de Strasbourg, assez moyen) une projection vers l’avenir que cette œuvre « violente, grandiose et dramatique, peinture d’une querelle fatale et le piano et la masse orchestrale » (Wikipedia) impose.

Aimard jouera les Miroirs le 7 septembre de cette année à Lucerne et j’ai hâte de l’entendre. Surtout que Une barque sur l’océan et Alborada del Gracioso seront ensuite interprétés dans leur version orchestrale par l’Orchestre de l’Académie du Festival de Lucerne. Il reste d’innombrables places, même à 30 francs !

En septembre 2018, son interprétation de l’intégrale des Klavierstücke de Stockhausen dans l’église lucernoise du Maihof reste un moment rare dans ma vie de mélomane qui ne sait ni lire une ligne d’une partition, ni jouer trois notes sur un piano !

4. Yuja Wang, Concerto en sol

Ce fut le choc de 2023 à Lucerne d’entendre cette pianiste star, née à Pékin en 1987, dans les deux concerts de Ravel avec Klaus Mäkelä et son Orchestre philharmonique d’Oslo, qu’il allait bientôt laisser de côté pour celui de Paris. Je me méfiais un peu de Yuja Wang, étincelante mais peut-être superficielle. Je l’avais déjà entendue dans le 3e Concerto de Prokofiev avec Claudio Abbado. Avec un chef aussi génial que Mäkelä, qui sera dans vingt ans le Karajan de notre siècle, le bonheur fut total.

Le Concerto en sol allie brillance, espiéglerie et profondeur émotionnelle presque mozartienne dans le mouvement lent. Le concert diffusé sur Arte en automne 2023 montre ces deux prodiges à Paris dans le même programme. C’est une date dans l’histoire de la captation télévisée d’un concert. L’entente et la complicité sont absolues pour élever l’œuvre encore plus haut que dans un studio. Regardez les corps des musiciens comme happés par la musique pour mieux la servir.

5. Jean-Efflam Bavouzet, Valses nobles et sentimentales et La Valse

Le 17 juillet de cette année, Jean-Efflam Bavouzet, né en 1962, ouvrait le festival de Verbier avec l’intégrale de la musique pour piano de Ravel en deux concerts à l’église de cette station surfaite. Le public boboïsé est souvent distrait, les commodités pour les auditeurs médiocres.

Ce pianiste qui vient de sortir cette année l’intégrale Ravel en deux disques, parue chez la marque anglaise Chandos, est un peu la synthèse de tous les autres. Rigueur et poésie fine, netteté et respect du texte, ligne et refus des effets. Ravel aurait adoré son genre aristocratique. Bavouzet fit merveille dans les pièces moins audacieuses et imprégnées de tradition comme les Valses nobles et sentimentales. Il osa finir son second concert par la transcription pour piano de La Valse, tonitruant démontage des convenances.

Moments mémorables que tout Ravel en quelques heures, par un vrai serviteur de l’esprit du compositeur. Cette intégrale est dans ma discothèque depuis ce jeudi-là à Verbier comme un témoignage précieux d’une journée particulière.

Bavouzet joue sur un piano Yamaha, au son plus cristallin et moins ronflant qu’un Steinway. Écoutez sur Qobuz par exemple la différence avec l’autre récente intégrale parue cette année, celle du pianiste coréen Seong-Jin Cho. Face à une Mercedes de luxe de l’écurie DGG, la Renault de Chandos ne roule pas les mécaniques, au bénéfice d’un Ravel plus proche de nous !

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