Inversions et dérives (pro-) israéliennes


Surtout depuis mars 2025 (et même avant pour certains), l’État d’Israël, soutenu par des partisans à travers le monde et chez nous, tombe dans ce que l’écrivain israélien Etkar Garet appelle un « abyme moral » (Libération, 24 juillet 2025).

Pour nous qui n’avons jamais caché notre aversion des régimes théocratiques (des « États islamiques », un « État juif »), cet abyme prend la forme d’inversions et de dérives philosophiques, ce que l’écrivain belge Rudy Demotte appelle le 23 juillet « l’inversion de l’échelle des valeurs ».

1. Inversion et dérives autour du concept de génocide

a) Certains descendants des victimes des bourreaux d’hier sont les bourreaux d’aujourd’hui. En juillet 2025, les plans du ministre de la défense Israël Katz – avec le soutien total du premier ministre – sont d’ériger une « ville humanitaire » dans le sud de la bande de Gaza. Gideon Levy, un célèbre journaliste israélien de gauche, écrit dans Haaretz : « On n’aurait jamais cru que quelqu’un oserait concevoir un plan aussi diabolique 80 ans après l’Holocauste. (…) Israël Katz, l’homme qui a lancé cette idée, est le fils de Meir Katz et de Malcha (Nira) née Deutsch, survivants de l’Holocauste, originaires de la région roumaine des Maramures, qui avaient perdu la majeure partie de leur famille dans les camps d’extermination. »

b) André Markovicz, sur son mur Facebook le 24 juillet 2025, nomme rapt ce que l’État d’Israël, qui se proclame « juif », a fait de la mémoire du génocide perpétré par les nazis.

D’abord Israël se cache « derrière le bouclier terrifiant d’une deuxième Shoah » dont il serait victime. Loin de nous de dire que les Juifs font aux Arabes ce que les nazis leur ont fait : ce serait un vil antisémitisme. « Ce ne sont pas « les Juifs », mais « des » Juifs, et le fait qu’ils sont juifs est moins important que le fait qu’ils sont des fascistes qui se cachent, qui profitent du génocide nazi pour commettre leurs propres crimes. (…) Ils profanent la mémoire, – de leurs ancêtres (pour certains), mais aussi, surtout, la mémoire de l’humanité tout entière. »

Ensuite, la Shoah serait le seul génocide, ce qui est une dérive inquiétante de la mémoire. Comment ne pas trouver extravagante, à l’instar de l’Union juive française pour la paix en juillet 2025, l’idée d’inscrire dans la loi française que « l’abus dans le détournement de l’accusation de génocide puisse entrer dans les cas possibles de contestation de crime contre l’humanité ». Cette idée émane du Comité français de Yad-Vashem, celui qui instruit les dossiers des « Justes » qui sauvèrent des Juifs sous l’Occupation. Elle est politiquement soutenue en juillet 2025 par la ministre Aurore Berger et les députés Caroline Yadan et Patrick Klugman. Cette interdiction d’utiliser le mot génocide pour qualifier les crimes contre l’humanité de l’armée israélienne se ferait au nom des « victimes de la Shoah » !

Pour l’UJFP (Union juive française pour la paix), « cette appropriation du judéocide comme « à jamais » le seul génocide est une insulte aux morts de la Shoah. (…) Mais l’effarement nous prend quand, au lieu de prévenir et combattre un génocide, des institutions juives se servent d’un génocide pour nier celui qui est en cours à Gaza, qui s’aveuglent et ne savent pas reconnaître l’horreur inhumaine d’une extermination. Ils abandonnent les valeurs juives quand nous avons à nous dresser contre ceux qui « oppriment la veuve et l’orphelin, et font reculer l’étranger, sans Me craindre, dit l’Éternel ».

2. L’inversion du négationnisme

La guerre contre les faits consiste à nier la réalité des morts et des crimes de l’armée israélienne à Gaza. C’est le miroir inversé de la négation de l’Holocauste par certains antisémites.

Le 22 juillet 2025 Simon Moos, un français patriote qui écrit régulièrement des articles pour Causeur et Valeurs actuelles, et qui intervient dans divers médias israéliens, publie ce tweet : « Ça suffit. Personne, absolument personne n’est « mort de faim à Gaza ». Les déclarations de décès citées par l’ONU, l’OMS et les ONG sont toutes fondées sur les annonces du Ministère de la Santé de Gaza dirigé par le Hamas, un groupe terroriste. La stratégie du Hamas repose précisément sur la souffrance des civils gazaouis comme arme d’indignation massive contre Israël. »

Même type de négation des atrocités à Gaza chez une personnalité romande en juin 2025 : « Les vérités qui nous parviennent en temps de guerre sont des récits multiples, contradictoires et incomplets. Israël ayant fermé l’accès à la presse à Gaza, aucun journaliste indépendant étranger ne peut enquêter sur le terrain. Les reportages sont produits depuis l’intérieur avec la pression d’organisations terroristes et vendus aux agences de presse internationale qui ensuite les vendent à des médias locaux. Ces informations et images peuvent donc relever de mises en scène, d’exagérations de tous ordres émanant du Ministère de la santé du Hamas, organisation terroriste qui donne les chiffres qu’elle veut imposer au monde. »

Le 27 juillet, Gideon Levy résume à sa manière cette inversion dans Haaretz toujours : « Il n’y a guère de phénomène plus odieux que la négation de l’Holocauste juif. Les négationnistes ont prétendu qu’il n’avait jamais eu lieu, et que, s’il avait eu lieu, le nombre de victimes était faible, ou qu’il n’y avait jamais eu de chambres à gaz. (…) La preuve est désormais là. Les images de famine inondent les écrans de télévision et les journaux du monde entier, et les Israéliens les nient. Avec quelle assurance ils affirment que ces images sont fausses, qu’il n’y a pas de gens qui meurent de faim, (…) que 80 camions par jour entrent à Gaza. C’est exactement ce qu’a fait le professeur universitaire français Robert Faurisson : il a affirmé que, compte tenu du volume des chambres à gaz, l’Holocauste n’avait jamais eu lieu. »

3. L’inversion paradoxale de l’antisémitisme

Les juifs de gauche ou très critiques sur la politique du gouvernement israélien seraient des antisémites. Par exemple, depuis longtemps est considéré comme antisémite pour beaucoup d’Israéliens l’historien Shlomo Sand pour qui le peuple juif n’a pas de réalité ethnique, et pour qui aussi les juifs sont une communauté de culte mais pas une communauté d’origine. Or, l’antisionisme n’est pas l’équivalent de l’antisémitisme : il en est « l’unique rempart », dit Frédéric Lordon. De plus, la déclaration de Jérusalem de 2021 propose une définition claire de l’antisémitisme et 15 lignes directrices pour distinguer ce qui relève de l’antisémitisme, de la critique politique légitime d’Israël, et des cas où le contexte compte. De plus, il faudrait s’entendre sur le sens du sionisme pour se déclarer antisioniste !

Oui, l’antisémitisme reste une menace pour les Juifs, mais c’est un contresens complet de prétendre le combattre en soutenant un gouvernement raciste et potentiellement génocidaire. « Le jour où l’on arrivera à comprendre qu’il n’y a pas de rapport entre les Juifs en tant que tels et Israël, qu’Israël n’est pas le pays des Juifs, mais de certains Juifs, qui ne sont pas seulement juifs mais israéliens, Israël, la politique d’Israël n’aura plus aucune justification. » (André Markovicz, 24 juillet 2025)

4. L’inversion du judaïsme humaniste

Sont bafouées, inversées, vidées de leur sens et profanées des valeurs aussi fortes que la mémoire et l’humanité de l’autre. Ainsi, Nissim Vaturi, un des vice-présidents de la Knesset, membre du Likoud, a dit en octobre 2024 qu’il fallait « brûler Gaza », qu’il n’y avait « pas d’innocents à Gaza », et que tous les Palestiniens étaient « des sous-hommes ».

De son côté, le ministre israélien du Patrimoine, Amichai Eliyahu, a déclaré, jeudi 24 juillet à la radio israélienne Kol Barama, que son gouvernement est « en course contre la montre pour anéantir Gaza (…) le territoire deviendra entièrement juif. (…) Le gouvernement est engagé dans une course contre la montre pour anéantir Gaza. Nous éliminons ce fléau. Nous sommes en train d’éliminer ses habitants. (…)  Il n’y a pas de famine à Gaza, ce n’est pas à nous de nous soucier de la faim dans la bande de Gaza. Que le reste du monde s’en occupe. »

Peter Beinart, historien américain et essayiste influent de la pensée juive contemporaine (d’ailleurs il y a vingt ans un des fervents défenseurs américains d’Israël), l’a formulé ainsi : « Ce qu’Israël a fait à Gaza est la profanation la plus profonde de l’idée centrale de la valeur absolue et infinie de chaque être humain.(…) Leur mort est rejetée sous les prétextes les plus futiles. Ces gens disent en fait que l’État a une valeur absolue, mais que les êtres humains qui vivent dans cet État, s’ils ont le malheur d’être Palestiniens, n’ont pas de valeur. » (The Guardian, 27 janvier 2025). Pour lui, soutenir sans nuance une politique qui trahit les valeurs juives traditionnelles, c’est miner l’identité juive elle‑même.

Daniel Halpérin, dans la Tribune de Genève du 29 juillet 2025, écrit une lettre à MM. Herzog et Netanyahu : « Israël, fondé sur le respect de la vie et de la justice, perd son âme (…) Rappelez-vous les mots du prophète Isaïe: «Si tu bannis l’oppression… si tu rassasies celui qui est torturé par le besoin, ta lumière brillera au milieu des ténèbres.» (Isaïe 58, 10). Et arrêtez donc cette guerre sans fin qui salit Israël, détruit Gaza, et enterre notre avenir commun.»

Et le texte du rabbin Gabriel Hagaï adressé à Netanyahu en septembre 2025 est « fondamental car il rappelle que le judaïsme n’est pas cette caricature qu’en ont fait les suprémacistes haineux qui attisent l’antisémitisme en prétendant que les crimes qu’ils commettent sont justifiés parce qu’ils sont commis pour protéger tous les juifs du monde. Tout est dit dans ce texte: pas de paix sans justice; tous les êtres sont égaux; le fils ne doit pas payer pour le crime du père. » (Léo Bysaeth)

5. L’inversion de la responsabilité

C’est le Hamas, les Palestiniens, les pro-palestiniens et la gauche mondiale en général qui seraient responsables de la mort d’innocents à Gaza.

Ainsi, un guide spirituel d’une communauté juive romande a écrit à ses membres en juin 2025 : « Nous n’avons aucune honte à avoir, et bien au contraire nous pouvons défendre Israël devant tous les falsificateurs de l’histoire et de l’actualité. Ni dans les ordres, ni dans la réalisation, en dépit de certaines déclarations malheureuses, il n’y avait du coté d’Israël aucune volonté d’éliminer des civils et nous regrettons les morts d’innocents. La responsabilité de leur mort incombe en premier lieu au Hamas (et mouvements jumeaux). Les soi-disants humanistes de l’occident (sic), la gauche plus ou moins extrême, les ONG (une partie d’entre elles ont collaboré et continuent de collaborer avec le Hamas) et une bonne partie de la presse, si enclins à condamner Israël en réflexe automatique, font le jeu du Hamas et, qu’ils l’admettent ou pas, portent donc une responsabilité indirecte ou directe sur ces morts civils. »

Nous qui avons passé toute notre vie d’enseignant à revivifier la flamme de la mémoire de l’Holocauste, nous souffrons à avoir mis en lumière ces cinq inversions et dérives qui s’étalent devant nous chaque jour sans vergogne. Heureusement, de multiples voix juives que nous avons mobilisées dans cet article essaient de lutter contre ces aveuglements.

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