La 13e symphonie de Chostakovitch contre l’antisémitisme à la Philharmonie de Paris


Le 17 mars 2025, dans la Grande Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris, la basse russe Dmitry Belosselskiy, le Chœur du Philharmonia de Londres et l’Orchestre National de Lille dirigés par Joshua Weilerstein ont interprété la 13e Symphonie de Dimitri Chostakovitch. Son premier mouvement est un plaidoyer contre l’antisémitisme. Ses cinq mouvements mettent en musique cinq poèmes d’Evgueni levtouchenko. Ce fut un concert mémorable en ce mois de mars 2025 où des actes antisémites explicites ou larvés se sont propagés en Suisse romande et dans notre ville.

Arrivée au crépuscule à la Philharmonie construite par Jean Nouvel

Babi Yar est près de Kiev ce ravin d’épouvantable mémoire où les nazis assassinèrent méthodiquement 33’000 juifs en quelques jours. Le massacre demeura longtemps un impensé volontaire pour les autorités soviétiques. Après la parution en 1961 des poèmes d’Evgueni Evtouchenko dénonçant les atrocités commises, Chostakovitch s’en empara immédiatement.

Créée en 1962 à Moscou par Kirill Kondrachine, cette vaste et complexe symphonie en cinq épisodes est d’une intensité à la hauteur du sujet.

L’œuvre fut composée alors que régnait la censure en Union soviétique et Nikita Khrouchtchev menaça de stopper son exécution. La création eut bien lieu, mais dans des conditions dramatiques, et en 1965 Evtouchenko fut contraint de réécrire la première strophe de son poème pour proclamer que des Russes et des Ukrainiens non juifs avaient péri aux côtés des juifs à Babi Yar. La partition avec le texte original a été à nouveau publiée en 1970. 

Dans le premier mouvement, Babi Yar, qui a donné son nom à la symphonie, Evgueni levtouchenko a dénoncé les atrocités nazies de de ce lieu proche de Kiev avec l’évocation d’autres violences antisémites dont l’affaire Dreyfus, le Pogrom de Bialystok et la vie d’Anne Frank.

Dans son œuvre poétique ultérieure, le poète dénoncera aussi les persécutions du régime soviétique et les exactions du régime russe en Tchétchénie. Selon l’un de ses vers, « En Russie, un poète est plus qu’un poète ». D’ailleurs, ces paroles du début et de la fin du premier poème résonnent en moi comme elles durent résonner chez levtouchenko :

J’ai peur, aujourd’hui je me sens aussi ancien que le peuple juif. Je me sens comme si… me voilà juif.

(…)

Il n’y pas de sang juif dans mon sang mais sur moi pèse la hideuse haine antisémite comme si j’étais un Juif : et voilà pourquoi je suis un vrai Russe !

Voici un lien vers une vidéo Youtube de ce premier mouvement :

Et voici la traduction française du texte :

Au-dessus de Babi Yar, il n’y a pas de monument : l’escarpement est comme une grosse pierre tombale.

J’ai peur, aujourd’hui je me sens aussi ancien que le peuple juif.

Je me sens comme si … : me voilà Juif.

Me voilà errant dans l’Égypte ancienne.

Et me voilà pendu sur la croix, mourant, et je porte encore la marque des clous.

Me voilà … : Dreyfus, c’est moi.

La canaille bourgeoise me dénonce et me juge !

Je suis derrière les grilles, je suis encerclé, persécuté, conspué, calomnié.

Et les belles dames, avec leurs fanfreluches, gloussant, m’enfoncent leurs ombrelles dans la face.

Je me sens… : me voilà, petit garçon à Bielostok.

Le sang coule, maculant le plancher.

Les meneurs dans la taverne passent aux actes.

Leurs haleines puent la vodka et l’oignon.

Un coup de botte me jette par terre ; prostré, en vain je demande grâce aux pogromistes.

Ils s’esclaffent : « Mort aux youpins ! Vive la Russie ! » Un marchand de grain bat ma mère.

O, mon peuple russe, je sais qu’au fond du cœur tu es internationaliste, mais souvent, ceux-là dont les mains sont sales ont souillé ta bonne renommée.

Je sais que mon pays est bon.

Quelle infamie que, sans la moindre honte, les antisémites se soient proclamés

« L’Union du Peuple Russe »

Me voilà… : je suis Anne Frank, translucide, telle une jeune pousse en avril, et j’aime et j’ai besoin non pas de mots, mais que nous nous regardions l’un l’autre.

Nous avons si peu à voir, à sentir !

Les feuilles et le ciel ne sont plus pour nous, mais nous pouvons encore beaucoup – nous embrasser tendrement dans cette sombre chambre !

– Quelqu’un vient !

– N’aie pas peur. Ce ne sont que les murmures du printemps qui arrive. Viens à moi, donne-moi tes lèvres, vite !

– Ils cassent la porte !

– Non ! C’est la glace qui rompt !

Au-dessus de Babi Yar bruit l’herbe sauvage, les arbres menaçants ressemblent à des juges.

Ici, en silence, tout hurle, et, me découvrant, e sens mes cheveux blanchir lentement.

Et je deviens un long cri silencieux au-dessus des milliers et milliers d’ensevelis : je suis chaque vieillard ici fusillé, je suis chaque enfant ici fusillé.

Rien en moi, jamais, ne pourra l’oublier.

Que l' »Internationale » retentisse quand pour toujours on aura enterré le dernier antisémite de la terre.

Il n’y a pas de sang juif dans mon sang, mais sur moi pèse la hideuse haine de tous les antisémites comme si j’étais un Juif : et voilà pourquoi je suis un vrai Russe !

Chostakovitch aurait avoué à Edison Denisov — un compositeur proche — qu’il a toujours détesté l’antisémitisme. À propos du massacre de Babi Yar et de la place des juifs dans l’Union soviétique, il aurait confié à son ami Solomon Volkov : « … Il serait temps que les juifs puissent vivre heureux et en paix là où ils sont nés : en Russie. On ne devrait jamais oublier la dangerosité de l’antisémitisme, et nous devrions continuer à faire de la prévention, parce que cette infection est toujours en vie, et qui sait si un jour elle disparaîtra. »

La revue en ligne Diapason relate ce concert mémorable :

« Weilerstein montre ici son impressionnante maîtrise. La narration très soutenue, la netteté rythmique, la pulsation parfaitement contrôlée, l’intensité drue des attaques et des contrastes dans une œuvre qui sollicite beaucoup les solistes (bois, cuivres, percussions), la plénitude du jeu des pupitres de cordes construisent une interprétation envoûtante. Pour prenante qu’elle soit, l’émotion est dépourvue de lourdeur. Mais la désolation, la couleur noire prédominante sont bien présentes au sein de cet orchestre qui respire. Cette réussite est aussi celle de l’incarnation vocale : habité de bout en bout, Dmitry Belosselskiy obéit moins qu’usuellement au cliché de la basse russe. Il chante sans effort, nuance son phrasé, contrôle lui aussi l’expression et le vibrato. Le Philharmonia Chorus offre une prestation admirable : plénitude et puissance du chant, qualité intrinsèque des pupitres au sein d’un bloc d’une grande unité, couleurs et nuances. »

J’avais choisi une place derrière l’orchestre et proche des percussions de cloches que Chostakovitch utilise au début et à la fin du premier mouvement.

Sortie de la salle

Ce 17 mars 2025 faisait suite à une série d’actes antisémites, explicites ou larvés, qui eurent lieu en Suisse romande.

Même à La Chaux-de-Fonds, sur l’affiche des Vert’libéraux, le portrait de la députée Brigitte Leitenberg fut tagué. Ces actions que je qualifie d’antisémites eurent l’effet inverse sur les électeurs, outre l’engagement de cette élue pour la cohésion sociale, la formation, le sport et la durabilité. Cette candidate à sa réélection au Grand Conseil (et opposée à l’adoption d’une motion générée par Action Palestine) a bénéficié le 23 mars d’une nombre impressionnant de suffrages de gauche (du PS : 218, du POP : 49, des Verts : 105) et de listes sans dénomination (339). Elle a terminé avec plus de 650 voix d’avance sur son camarade de parti Mauro Moruzzi, ancien conseiller communal de Neuchâtel, élu lui aussi député.

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