Turner à Lucerne, précurseur de l’abstraction


Turner est souvent venu à Lucerne peindre le lac, le Rigi et les montagnes. L’exposition exceptionnelle qui se déroule jusqu’au 13 octobre au Kunstmuseum célèbre les 200 ans de la Luzerner Kunstgesellschaft. D’innombrables peintures et aquarelles prêtées par la Tate Britain nous ont confirmé que ce génie de l’art est un précurseur de l’abstraction.

À sa mort en 1851, Turner lègue toutes ses œuvres à son pays à condition qu’elle soient exposées à perpétuité en libre accès public. C’est pourquoi la presque totalité de l’œuvre du peintre se trouve à Londres. Actuellement à la Tate, deux salles seulement lui sont consacrées alors que la dizaine de salles lucernoises nous offrent un panorama exceptionnel sous l’égide des Alpes et de la mer, les deux sujets favoris de l’artiste.

L’exposition s’ouvre avec une grande toile de 1840, Coucher de soleil sur un lac. Moins que d’exhiber la nature, le tableau crée un effet en tant que nature en soi. Le spectateur se trouve devant un lieu imprécis et prend conscience du tableau dans une expérience de perception picturale.

Septante ans avant les derniers nymphéas de Monet et cent avant les drippings de Pollock, Turner désagrège les sécurités présentes dans les schémas de composition classique. Le tableau n’offre plus de centre visible et d’ordonnancement spatial. Les couleurs se combinent au détriment de tout système, libérées dans leur puissance sensorielle. On fait l’expérience directe de la couleur, plongé dans une ambiance, dans une étendue sans limite. Impressions d’impuissance, même de perdition, sûrement plus vraie qu’une tentative de description picturale fidèle de ce lac (des Quatre-Cantons ?) entouré, vraisemblablement, de montagnes abruptes,

Cette conception novatrice de la couleur dans la peinture inverse le rapport habituel entre les choses et la couleur. Celle-ci n’habille plus des éléments qui existeraient indépendamment d’elle. C’est Descartes qui distinguait dans la réalité les « qualités premières » (l’espace, sa structure, son mouvement) et les « qualités secondes » (la couleur ou les sons), ontologiquement inférieures : la pauvre apparence, voire pire, l’illusion.

Turner dit d’ailleurs dans des conférences que la couleur n’a plus une fonction naturaliste mais poétique. Les formes ne préexistent plus à elle, elle constituent la réalité elle-même, recomposée selon des lois de modulations émotionnelles.

Il parvient ainsi pour la première fois dans l’histoire de la peinture à réaliser l’unité de la lumière et de la couleur. « D’abord, il ne sépare pas les valeurs et les couleurs, les valeurs se réalisant en ajoutant plus ou moins de blanc ou de noir à une même couleur. A partir de la théorie des trois couleurs fondamentales, Turner, dans ses cours, établit une liste des couleurs primaires et secondaires en montrant que chacune d’entre elles n’a pas seulement une intensité chromatique mais aussi une valeur et une intensité lumineuses. Il est donc possible de suggérer des ombres sans mélange de couleurs brunes ou noires. » (Roger Garaudy, 60 œuvres qui annoncèrent le futur, 1974).

Un tableau comme celui ci-dessous, inachevé, Crépuscule du sommet du Rigi, 1844, radicalise ce que tenteront bien plus tard les peintres abstraits. C’est la musique pure des couleurs, la surface sans limite, all over, de la toile.

Turner précurseur dépassant les impressionnistes et précurseur de l’abstraction lyrique ? Sans doute. Et précurseur de ce qu’on voudra : on trouve tout, chez Turner, car c’est avec lui que tout commence.

En sortant de l’exposition qui présente d’extraordinaires aquarelles du Rigi, voici ce Rigi, montagne féminine dit-on, qui semble nous chuchoter à l’oreille : « Bonjour, Monsieur Turner était bien là ».

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