Nelson Freire, la légende vivante du chant, de la couleur et de la ligne


Jamais peut-être un piano n’a chanté si beau, avec de telles couleurs, avec de telles lignes tendues vers des sommets que lors du récital de Nelson Freire dans la Salle de musique rénovée de La Chaux-de-Fonds le 27 octobre 2015.

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Nelson Freire termine son Intermezzo brahmsien ©dmusy

Ce pianiste est à ce point une légende vivante qu’imaginer l’entendre dans cette salle il y a 25 ans relevait du rêve éveillé. Ses concerts étaient plus rares et maintenant que l’absolue maturité va de pair avec des contrats Decca, ses récitals sont des moments uniques.

Freire n’a pas un répertoire immense : Schumann, Chopin, Brahms, Liszt et Villa-Lobos sont ses maisons et il s’invite dans celles de Beethoven, Debussy, Bach. La manière de projeter son esprit dans ses mains n’est pas la même l’Opus 111 de Beethoven, la dernière sonate, que dans la Troisième de Chopin.

Freire n’est pas le Beethovenien qu’on trouve angéliquement austère chez Serkin, poétiquement simple chez Kempff, objectivement diamantaire chez Pollini ou énergiquement vital chez Kovacevic (mes pianistes favoris dans cette oeuvre). Il arrive, après le départ symphonique et tempétueux du premier mouvement, à amener l’auditeur sur les sommets voulus par Beethoven, et si bien décrits par le personnage de Kreztschmar dans le Docteur Faustus de Thomas Mann :

 » Or, à la fin de l’automne, rentré à Vienne, de Mödling où il avait passé l’été, le maître écrivait d’un trait ces trois compositions pour piano-forte, sans lever en quelque sorte les yeux du papier et en informait son protecteur, le comte Brunswick, pour le rassurer sur ses facultés cérébrales. Ensuite Kretzschmar parla de la sonate en ut mineur. Il fallait la considérer comme une œuvre formant un cycle achevé en soi et soumise à une ordonnance spirituelle. Œuvre point facile assurément, elle avait donné à la critique contempo­raine comme aux amis beaucoup de fil esthétique à retordre; ces amis et admirateurs, continua le conférencier, n’avaient absolument pas été capables de suivre l’artiste vénéré au delà du sommet où au temps de sa maturité il avait conduit la symphonie, la sonate pour piano, le quatuor à cordes classiques. Les œuvres de la dernière période les avaient déconcertés. Ils gardaient le cœur lourd devant une tentative de libération, d’éloignement, de plongée dans un gouffre point familier ni conforme à la norme, un plus ultra où ils n’arrivaient à voir que la dégénérescence de penchants latents, un excès d’intro­spection et de spéculation, une outrance dans la minutie et la tech­nique musicales, appliqués parfois à un objet aussi simple que le thème de l’arietta de l’immense mouvement à variations qui cons­titue la seconde partie de cette sonate. Oui, tout comme le thème de ce mouvement passant à travers cent destins, cent univers de con­trastes rythmiques, finit par se dépasser lui-même et se perd à des hauteurs vertigineuses qu’on pourrait appeler celles de l’au-delà ou de l’abstraction, ainsi l’art de Beethoven s’était lui-même dépassé. Des régions habitables de la tradition, il avait, sous le regard effrayé des hommes, accédé aux sphères où ne subsistait plus que son essence personnelle, – un moi douloureusement isolé dans l’absolu et en outre retranché de l’élément charnel par la perte de son ouïe, prince solitaire au royaume de l’esprit, dont n’émanaient plus que des fris­sons étranges, même pour les contemporains les mieux intentionnés, qui, saisis de stupeur devant ces messages terrifiants, les compre­naient à de rares instants seulement. (…) Le thème de l’ariette dévolu à des aventures et à des destinées auxquelles son innocence idyllique ne semble nullement le préparer entre immédiatement en scène et s’exprime en seize mesures, réduc­tibles à un motif qui se dégage à la fin de sa première moitié, pareil à un bref appel plein d’âme. Trois notes seulement, une croche, une double croche et une noire pointée, scandées à peu près comme « bleu – de ciel » ou  « mal – d’amour » ou « a – dieu cher » ou « temps – jadis » ou « pré – fleuri » – et c’est tout. Par la suite, si l’on considère ce que devient cette douce exhalaison, cette formule mélancolique et paisible, sous le rapport du rythme, de l’harmonie et du contrepoint, tout ce par quoi son maître la bénit et la maudit, vers quelles nuits et quelles clartés surnaturelles il la précipite et l’élève, vers quelles sphères de cristal où la chaleur et le froid, la paix et l’extase se con­fondent, on peut évidemment qualifier tout cela en gros de merveil­leux, étrange et excessivement grandiose, sans pour autant définir ce qui par essence est indéfinissable. « 

La concentration mobilisée dans l’arietta est sensible au spectateur placé au deuxième rang. Il est impossible de relâcher la tension devant l’immense arc qui devra être tendu jusqu’à l’ultime note. A l’agogique qu’on aime tant chez Serkin se joignent ce que l’on ne trouve pas à un tel degré chez les autres : un art du chant – de la voix pourrais-je dire – permanent, associé à un toucher coloré unique qui n’a peut-être aujourd’hui pas son équivalent. C’est la projection d’une pensée esthétique dans le corps du pianiste jouant. Il n’y a pas simultanéisme de la pensée et des mains : celles-ci obéissent à celle-la.

A l’inverse de ce séjour dans l’oeuvre du génial sourd, Freire est chez lui dans Chopin. La tête est moins rigide et s’allège sous certains timides sourires, la mobilisation intellectuelle est moins nécessaire : il suffit de laisser chanter et colorer. C’est l’essence de Chopin alors que la 111 était une interprétation ! Plus rien n’est « projeté », il y a fusion entre l’âme et les mains. L’esprit est le corps et le corps est l’esprit.

On ressort évidemment ému après l’audition de ces deux sonates mais l’émotion n’est pas la même : on a d’abord gravi un Everest avec Nelson puis on est allé avec lui en balade romantique.

En bis, Nelson Freire a joué ce sublime Intermezzo op 118, numéro 2, une des oeuvres ultimes de Brahms qu’on trouve sur Youtube.

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